Jeffrey Sterling, dernière victime dans la guerre contre les lanceurs d’alerte aux États-Unis

Reporters sans frontières (RSF) s’inquiète du précédent créé par le cas de l’ancien agent de la CIA, Jeffrey Sterling, condamné pour avoir prétendument révélé des informations classifiées au journaliste du New York Times James Risen.

Depuis le 16 juin 2015, Jeffrey Sterling est détenu au pénitencier d’Englewood dans le Colorado, à 1380 kilomètres de chez lui. A l’issue d’un très long procès, cet ancien agent de la CIA a été reconnu coupable en janvier 2015 de sept chefs d’accusation sous l’Espionnage Act. Bien qu’il clame son innocence, Jeffrey Sterling a été condamné en mai 2015 à trois ans et demi de prison. La raison? Avoir été en contact avec un journaliste… comme si cela constituait un crime.


En 2006, le journaliste du New York Times, James Risen, a publié le livre “État de guerre” qui décrivait, entre autres, l’opération secrète “Merlin”, opération sur laquelle Jeffrey Sterling travaillait alors qu’il était à la CIA. Cette opération avait été conçue pour compromettre le programme nucléaire iranien. Le 22 décembre 2010, un jury a inculpé l’ancien agent de la CIA Jeffrey Sterling de plusieurs chefs d’accusation, lui reprochant d’avoir révélé des informations classifiées au reporter du New York Times James Risen. Le Département de la Justice américain a menacé à plusieurs reprises d’emprisonner le journaliste James Risen s’il ne révélait pas sa source avant finalement d’y renoncer, il y a quelques mois.


Il existe un processus légal pour les lanceurs d’alerte aux Etats-Unis et Jeffrey Sterling y a recouru. Il a en effet fait part en mars 2003 de ses inquiétudes concernant l’opération secrète Merlin lors d’un briefing au comité du Sénat américain en charge de ces questions. Toutefois le jury l’a reconnu coupable d’avoir divulgué des informations classifiées au journaliste James Risen en violation de la loi. Les preuves sur lesquelles Jeffrey Sterling a été condamné sont entièrement circonstancielles ; elles consistent uniquement en plusieurs courriers électroniques et conversations téléphoniques. Il n’y a aucun contenu prouvant directement que Jeffrey Sterling était ladite source. Seules les métadonnées ont été révélées.


Preuves circonstancielles

C’est sur ce point que portent les inquiétudes de Reporters sans frontières : le Département de la justice américain a monté un dossier contre Sterling basé entièrement sur des preuves circonstancielles, et a obtenu sa condamnation dans ce que la BBC appelle “un procès par métadonnées.


Comment est-ce possible que la simple existence de contacts entre un ancien agent de la C.I.A. et un journaliste soit suffisante pour condamner quelqu’un pour espionnage ?”, souligne Delphine Halgand, directrice du bureau de Reporters sans frontières aux États-Unis. Est-ce qu’une relation avec un reporter sert désormais à déclencher des poursuites contre des lanceurs d’alerte, prétendus ou réels ? Si quelqu’un aux États-Unis peut être condamné pour le simple fait d’être en contact avec un journaliste, où va la liberté de la presse dans le pays du Premier Amendement ?


Après le verdict, le procureur général des États-Unis, Eric H. Holder, a déclaré qu’il était donc “possible de poursuivre quelqu’un pour divulgations d’informations non autorisées qui nuisent à notre sécurité nationale sans perturber le travail des journalistes.” Mais Eric Holder a tort sur ce point. Les divulgations d’informations confidentielles sont au coeur du journalisme d’investigation, toute information liée à la sécurité nationale étant considérée comme secrète et classifiée aux États-Unis. La guerre contre les lanceurs d’alerte est conçue pour limiter les faits à la version officielle des évènements.


Il n’y a aucun doute que le lieu du procès de Jeffrey Sterling dans l’est de l'Etat de Virginie a eu une influence sur le verdict : une grande partie de la population locale peut avoir accès à des informations confidentielles (security clearance) au sein de divers emplois gouvernementaux et est donc plus encline à être sévère envers des lanceurs d’alerte. De plus, pour noircir encore le tableau, le Département de la justice a caché la plupart de ses témoins derrière des écrans afin de dissimuler leurs visages, gardé leurs noms secrets, et a même distribué des documents étiquetés “top secret” au jury afin d’intensifier la mise en scène des informations classifiées.


Faire un exemple

Il est évident pour Reporters sans frontières que le Département de la Justice a voulu faire un exemple de Jeffrey Sterling pour dissuader les employés du gouvernement américain de parler aux journalistes,” souligne Margaux Ewen, responsable de la communication et du plaidoyer pour RSF USA.


Selon le procureur, Sterling “avait quelque chose contre” la CIA après que son procès de discrimination raciale à l’emploi envers la CIA ait échoué, et cela aurait servi de motivation pour divulguer des informations classifiées à James Risen. Sterling est le premier afro-américain à intenter un tel procès contre la CIA.


Reporters sans frontières soutient Jeffrey Sterling dans ses efforts pour faire appel de sa condamnation. Comme l’a confié sa femme Holly à Reporters sans frontières : “Jeffrey a été condamné et emprisonné à tort et vit ce que personne ne devrait endurer. Jeffrey et moi avons décidé de faire appel puisque nous ne pouvons pas renoncer à l’espoir que quelqu’un ou plusieurs personnes puissent reconnaître le mal qui lui a été fait. (Nous ne pouvons pas non plus renoncer à l’espoir) que ceux qui ont la capacité de faire quelque chose prendront la seule décision juste et que Jeffrey soit innocenté. Je ne cesserai pas de parler de cette tragédie dans l’espoir que cela permette d’obtenir le soutien nécessaire à l’obtention d’un appel favorable.


Les États-Unis observent une tendance préoccupante qui va de pair avec son déclin dans le Classement mondial de Reporters sans frontières. Les États-Unis occupent désormais la 49e sur 180, ce qui marque une chute de 14 places depuis 2012. La guerre du président Barack Obama contre les lanceurs d’alerte a joué un rôle important dans ce déclin : son administration a poursuivi huit lanceurs d’alerte dans le cadre de la loi sur l’espionnage, bien plus que toute autre administration confondue.


De tous les lanceurs d’alerte américains punis pour avoir divulgué des informations classifiées aux journalistes (prétendument ou non), il semble que les employés de niveau intermédiaire ont reçu les condamnations les plus sévères. Comme Jeffrey Sterling, John Kiriakou était un agent de la C.I.A. Il a été condamné à 30 mois d’emprisonnement en 2013 après avoir négocié un accord avec le Département de la Justice admettant avoir révélé l’identité d’un agent secret à un journaliste qui n’a jamais publié cette information. Il est largement reconnu que John Kiriakou était ciblé pour avoir exposé le recours à la simulation de noyade durant les interrogatoires de la C.I.A.


À l’autre extrémité du spectre, les agents de haut niveau comme le général retraité et ancien directeur de la C.I.A. David Petraeus s’en sont tirés avec une simple remontrance. En avril 2015, le général Petraeus a plaidé coupable pour avoir divulguer des informations classifiées à sa biographe et maîtresse Paula Broadwell. Même si l’information qu’il a révélée n’a jamais été publiée dans sa biographie, il a en plus fait de fausses déclarations aux agents du F.B.I. Mais le Département de la justice a recommandé la probation au lieu d’une peine de prison.

Publié le
Mise à jour le 06.06.2016