Harcèlement judiciaire et condamnations abusives d’acteurs de l’information et de médias

Reporters sans frontières exprime son inquiétude après les récentes condamnations de journalistes et de médias par le Tribunal des imprimés, instauré en vue de régler les différends liés aux affaires de diffamation et d’insulte dans la presse. De manière générale, l’organisation appelle à une réforme législative en profondeur des textes encadrant et régulant l’exercice et la pratique du travail journalistique au Liban. En effet, l’actuel code de la presse (loi du 14/9/1962, revue en 1977, 1994 et 1999) ne régit que la presse papier. Les journalistes travaillant pour les médias audiovisuels et la presse électronique relèvent du code pénal. Par ailleurs, le code de la presse n’est pas la seule loi qui régit les cas de délits par voie de presse. Le juge n’a que l’embarras du choix : code pénal, loi de défense nationale, etc. “Dans toutes les lois, il existe des articles pour limiter le travail des journalistes”, avait déclaré le représentant d’une ONG libanaise à RSF en juillet 2013, déplorant également l’absence de loi garantissant l’accès à l’information et de loi relative à la protection des sources. Même si au cours des dernières années aucun journaliste n’a été condamné à une peine de prison - exception faite de Rami Aysha poursuivi devant la justice militaire - les juges préférant recourir à des amendes, il est toujours légalement possible de condamner un journaliste, en cas de délit de presse, à une peine privative de liberté. Le 26 février 2014, le journaliste d’Al-Akhbar, Mohamed Nazzal, et son journal ont été condamnés pour “diffamation” à l’encontre d’une magistrate, à payer chacun une amende de 12 millions de livres libanaises (environ 5 800 euros) et à verser à la juge la somme de 15 millions de livres libanaises (environ 7 200 euros) de dommages et intérêts. Mohamed Nazzal avait publié le 30 mai 2013 un article dans le quotidien Al-Akhbar sur la corruption de magistrats, après la libération d‘un vendeur de drogues dont le père est un homme d’affaires connu. La juge pointée du doigt dans cette affaire a porté plainte le lendemain auprès du Tribunal des imprimés contre le journaliste et son journal pour “diffamation” et “informations mensongères”. Par la suite, Chakib Kartabaoui, alors ministre de la Justice, a renvoyé la juge devant la Haute instance judiciaire de discipline, procédure qui a engendré la rétrogradation de la magistrate. Paradoxalement, le 24 février 2014, le journaliste et Al-Khabar ont été condamnés pour “diffamation”. Parallèlement, la journaliste Rasha Abu Zaki, ancienne collaboratrice à la section Economie du quotidien Al-Akhbar, a été condamnée le 26 février 2014 à une amende de 4 millions de livres libanaises (environ 1 900 euros) pour “calomnie”. Le 27 janvier 2011, la journaliste avait publié un article sur des faits de corruption et de détournement de fonds publics au sein du ministère des Finances. Elle s’interrogeait également sur les motivations qui poussent certains élus à s’opposer à toute enquête sur les comptes du ministère. Fouad Siniora, ancien ministre d’État aux Affaires financières (1992-1998) avant d’être ministre des Finances entre 2002 et 2004, avait alors porté plainte contre Abu Zaki pour “insultes” et “mépris"ا. Lors du procès, le juge a “salué” l’objectivité de la journaliste dans l’article qui reflète une approche équilibrée dans le choix de ses termes. Il l’a toutefois condamnée, le 26 février 2014, à une amende de 4 millions de livres libanaises (environ 1 900 euros) au motif qu’“il y avait une sorte de mépris qui peut être considéré comme de la calomnie envers Fouad Siniora”. Ajoutant, “la calomnie, considérée comme une atteinte à la dignité et à l’honneur, est condamnable”. La journaliste, qui déclare avoir présenté plus de 100 documents officiels attestant de sa bonne foi, a déclaré refuser de payer l’amende. Ibrahim Al-Amine, rédacteur en chef du journal, a également été condamné à verser 4 millions de livres libanaises pour le même motif dans cette affaire. Après les récentes poursuites pour diffamation dont il a fait l’objet, le quotidien Al-Akhbar a annoncé son intention de ne plus comparaître devant le Tribunal des imprimés tant que ce dernier serait présidé par le juge Rokez Razk. C’est en effet ce même juge qui a condamné Mohamed Nazzal, Rasha Abu Zaki, et d’autres journalistes pour “diffamation” ou “informations mensongères”. Mohamed Zbib, journaliste à Al-Akhbar, poursuivi pour “calomnie” par Michael Wright et la socièté Spinneys à la suite d’un article publié le 9 janvier 2013 , a ainsi refusé de comparaître devant ce juge, le 26 février 2014, ajoutant: “Nous sommes face à une vengeance sur toute la presse (...) Je refuse de comparaître devant le juge Razk, parce qu’il viole la constitution qui prévoit la séparation des pouvoirs, et lui interdit de dépasser ses prérogatives”. Son procès a alors été reporté au 21 mai prochain. Au lendemain du discours télévisé du président le 2 mars 2014 clairement anti-Hezbollah, Ibrahim Al-Amine, rédacteur en chef d’Al-Akhbar, a publié un article intitulé “Le Liban sans président”, dans lequel il dénonce la corruption du Président et du ministre de la Justice. Le lendemain, le ministre de la Justice Achraf Rifi a annoncé dans un communiqué de presse avoir porté plainte contre le journaliste, expliquant que “cette décision est motivée par les insultes, les accusations de trahison et les formules méprisantes et irrespectueuses contenues dans l’article et adressées à Michel Suleiman, président de la République ainsi que par les incitations à la résistance civile et les attaques à l’encontre des institutions sécuritaires et militaires de l’article précité”. Achraf Rifi estime que “ces atteintes à la dignité de la personne et de la fonction du président de la République n’ont aucun rapport avec la liberté de la presse, garantie par la Constitution et la loi. Elles constituent une agression à l’encontre des institutions de l’Etat et ouvrent la porte à un comportement condamnable visant à s’attaquer aux dignitaires”. Suite aux nombreux procès contre les journalistes, une campagne de soutien “Not a criminal” a été lancée par des activistes et des journalistes pour mettre la lumière sur les condamnations et les arrestations des acteurs de l’information. Par ailleurs, le blogueur et activiste Imad Bazi a été interrogé pendant trois heures le 13 mars dernier par le bureau de lutte contre la cybercriminalité suite à une plainte déposée par un ancien ministre pour un article publié le 11 décembre 2013 sur son blog Trella.org dans lequel le blogueur mentionne un abus de pouvoir de la part de cette personnalité publique. D’après Al-Akhbar, le dossier a été transféré au procureur. Pour dénoncer la multiplication des poursuites engagées et les condamnations prononcées à l’encontre de journalistes, la chaîne LBC News a trouvé un procédé original : le 14 mars, alors qu’Imad Bazi était l’invité de l’émission politique “Nharkom Saeed” (Bonne journée), le programme a été interrompu huit minutes après le début de sa diffusion. La présentatrice a alors annoncé au blogueur qu’il ne pourrait donner son avis ni sur le Président de la République, ni sur les autorités judiciaires, les religions, le nouveau gouvernement, etc par crainte que la chaîne et lui-même ne soient la cible de poursuites. Conclusion : le blogueur et la présentatrice ont interrompu l’émission faute de sujet politique à pouvoir aborder librement.
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Updated on 20.01.2016