Trois journalistes risquent la prison pour avoir révélé l'existence de prisons secrètes de la CIA en Europe

L'affaire des prisons secrètes de la CIA en Europe a aussi secoué la Suisse. Trois journalistes d'un hebdomadaire zurichois, dont le rédacteur en chef, risquent la prison pour avoir révélé l'information au grand public et publié un document confidentiel prouvant l'existence de ces camps de détention spéciale. Reporters sans frontières a alerté les autorités fédérales suisses pour qu'elles retirent leurs plaintes contre ces journalistes, qui n'ont fait que leur devoir d'information.

Le 8 janvier, le SonntagsBlick, hebdomadaire zurichois, reproduisait dans ses colonnes un fax du ministère égyptien des Affaires étrangères adressé à son ambassade à Londres, mentionnant l'existence de lieux de détention secrets de la CIA au Kosovo, en Macédoine, Ukraine, Roumanie et Bulgarie. L'affaire a fait grand bruit dans le monde et en Suisse où les services secrets du pays sont montrés du doigt après la fuite du document confidentiel. La Roumanie et la Bulgarie ont démenti ces allégations. Les Etats-Unis ont reconnu l'existence de vols aériens affrétés par la CIA au-dessus de nombreux pays européens mais pas celle de prisons. Un rapport accablant du Conseil de l'Europe avait dénoncé les exactions commises par l'administration américaine dans sa lutte contre le terrorisme et le recours à la torture, comparant ces camps à celui de Guantanamo Bay. Les autorités suisses craignent une détérioration de leurs relations diplomatiques avec les Etats-Unis, en pleine négociation d'un accord de libre-échange. Soucieuses de dissiper la crise, elles ont ouvert deux enquêtes, l'une pénale, l'autre militaire, pour identifier les auteurs de la fuite. Les journalistes du SonntagsBlick risquent la prison ferme aux termes de la première enquête comme de la deuxième. Alertée par cette situation, Reporters sans frontières a adressé une lettre aux conseillers fédéraux Christoph Blocher et Samuel Schmid, respectivement en charge de la justice et de la défense, afin qu'ils retirent leurs plaintes contre les journalistes, qui n'ont fait que leur devoir d'information dans une affaire d'intérêt public. Genève, le 8 février 2006 Monsieur le Conseiller fédéral, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, est particulièrement inquiète des enquêtes ouvertes par la justice militaire et le ministère public fédéral contre le rédacteur en chef du SonntagsBlick, Christoph Grenacher et deux journalistes de la rédaction, Sandro Brotz et Beat Jost. Ils sont accusés d'avoir publié, le 8 janvier 2006, un fax du ministère égyptien des Affaires étrangères adressé à Londres et révélant l'existence de prisons secrètes de la CIA en Europe. D'après l'article 293 du code pénal suisse invoqué dans l'enquête militaire, les journalistes risquent une amende et jusqu'à cinq ans de prison pour « publication de débats officiels secrets ». De son côté, le Ministère public de la Confédération reproche aux journalistes d'avoir violé « le secret de fonction », passible lui aussi d'amende ou de prison. Dans cette affaire, le respect du secret militaire peut-il s'appliquer aux journalistes, qui ne sont pas des auxiliaires de l'Etat ? D'autre part, d'après l'article 320 du code pénal, la violation du secret de fonction ne s'applique qu'aux membres d'une autorité ou un fonctionnaire. Nous ne comprenons donc pas pourquoi la justice fédérale invoque cet article contre les journalistes du SonntagsBlick. Nous comprenons que la publication de documents officiels secrets soit embarrassante - voire préjudiciable - pour les autorités suisses, mais celles-ci ne devraient pas se tromper de cible en cherchant à punir les professionnels des médias qui ne font que leur devoir : informer l'opinion publique. Les journalistes suisses doivent pouvoir bénéficier du droit à la protection des sources introduit dans le code pénal en 1998 (articles 27 bis 1, 2a , 2b). Nous comprenons que les enquêtes ouvertes doivent permettre de déterminer l'origine de la fuite du document officiel publié par le journal, mais les journalistes ne peuvent en être tenus pour responsables. Les récentes déclarations de Dick Marty, chargé par le Conseil de l'Europe de faire la lumière sur l'existence de tels lieux de détention, ne font que confirmer l'intérêt public lié à la publication de ce document. Rappelons que des allégations de traitements inhumains ou abusifs ont notamment été formulées dans le cadre de cette affaire. Dépositaire des Conventions de Genève, la Suisse se doit de défendre les principes qui y sont énoncés, quelle que soit la conjoncture politique du moment. Nous soutenons également la demande du responsable pour la presse de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Miklos Haraszti, invitant les autorités helvétiques à amender les lois punitives en matière de rupture de confidentialité, afin d'adapter la législation suisse aux standards internationaux et démocratiques qui reconnaissent l'intérêt public prioritaire, autrement dit le droit absolu du public à l'information dans un Etat de droit. Sachant que vous êtes sensible à la liberté de la presse, nous vous prions, Monsieur le Conseiller fédéral, d'intervenir pour retirer les plaintes contre les journalistes du SonntagsBlick et éviter qu'une peine de prison ne soit prononcée à leur encontre. Un rédacteur du même journal avait en effet déjà été condamné, le 7 juin 2005, à six mois de prison avec sursis pour violation de secrets militaires. Nous vous demandons également d'appliquer le droit à la protection des sources pour les journalistes. Confiants dans l'intérêt que vous porterez à notre requête, nous vous prions d'agréer, Monsieur le Conseiller fédéral, l'expression de notre haute considération. Robert Ménard, Secrétaire général Gérald Sapey, Président Reporters sans frontières Suisse
Publié le
Updated on 20.01.2016