Syrie

Le manque d’infrastructure constitue toujours un obstacle au développement du Web. La nouvelle loi sur les médias en ligne renforce la censure, qui a, au tournant des années 2010 et 2011, cherché à étouffer l’information sur la chute des régimes tunisien et égyptien. Emblématique de la répression à l’égard des net-citoyens, le cas de Tal Al-Mallouhi, plus jeune blogueuse emprisonnée dans le monde, mobilise la blogosphère au-delà des frontières syriennes.

Développement contrôlé d’Internet Alors que l’accès à Internet s’est beaucoup développé en dix ans, les infrastructures restent peu évoluées, provoquant des problèmes d’engorgement, des ralentissements de connexion et des coupures fréquentes. La vitesse de connexion, très lente, demeure un obstacle majeur à l’utilisation du Web. La plupart des internautes sont cantonnés à une vitesse de 56Kb, ce qui limite considérablement les téléchargements et rend la navigation peu confortable. Cette vitesse est encore plus faible en périodes de pointe. Les connexions via ADSL ou 3G restent chères. Pourtant, le réseau 3G, contrôlé par la compagnie de téléphonie mobile Syriatel, propriété de Rami Makhlouf, un cousin du président, connaît une croissance notable. La compagnie Syrian Telecom a annoncé son intention de développer l’accès ADSL dans le pays. Un nouveau portail haut-débit de 10 Gbits aurait remplacé l’ancien portail international. Mais dans les faits, les promesses d’améliorations techniques faites par les autorités tardent à se concrétiser. D’aucuns pensent que le gouvernement cherche délibérément à maintenir la population à l’écart du Web. Le contrôle d’Internet est confié à deux organismes gouvernementaux, l’Etablissement syrien des Télécommunications (EST) et l’Organisation syrienne de l’Information (OSI), qui gèrent la bande passante. Le logiciel Thundercache est utilisé par l’EST et l’OSI pour assurer un contrôle centralisé de la Toile. Il instaure une surveillance en ligne et un filtrage de sites en repérant des mots-clés “interdits”. Le gouvernement, qui a longtemps minimisé sa présence sur le Web, a fait volte-face, notamment sous l’influence de Bachar al-Assad : les sites de propagande ou ceux défendant la position du pouvoir se multiplient, comme la Syrian News Agency (SANA), ou bien les sites de Syria News, Al-Gamal, Sada Suria and Sham Press, ou encore le site Presidentassad.net, à la gloire du chef de l’Etat. Le président et la première dame, Asma al-Assad, disposaient de pages Facebook avant même que le réseau social ne soit rendu à nouveau accessible dans le pays, en février 2011. Le service de presse du Palais présidentiel s’était senti obligé, en janvier 2011, de clarifier la situation. Il avait expliqué qu’il ne s’agissait pas de pages officielles ni de canaux officiels de communication, mais du résultat d’initiatives individuelles souhaitées par le président et la première dame. Filtrage de contenus particuliers En décembre 2010, le ministre des Télécommunications syrien, Imad Sabouni, a estimé, au cours d’un séminaire organisé par l’Université de Lattaqieh, que la censure n’était pas une solution et qu’il fallait miser sur la prise de conscience et la sensibilisation des internautes. Tout en insistant sur la nécessité d’être prudent vis-à-vis des réseaux sociaux qui peuvent nuire à la vie privée, et en soulignant que des systèmes de blocage existent dans tous les pays. Pourtant la censure ne s’est pas relâchée en 2010. Plus de 240 sites sont bloqués à ce jour. Les contenus touchés concernent les critiques politiques, les affaires religieuses, les sites jugés “obscènes”, les sites traitant de la minorité kurde et ceux basés en Israël. Sont également concernés les sites des partis d’opposition, de certains journaux libanais et des sites d’informations indépendants. Le site onemideast.org, lancé en mai 2010, a été rendu inaccessible dans le pays. Il propose aux Syriens et aux Israéliens un forum public sur lequel ils peuvent discuter des obstacles à la paix entre les deux pays. Des contributeurs des deux pays ont dressé une liste des vingt obstacles les plus importants. Quelles sont les excuses avancées par le gouvernement ? Il s’agit d’empêcher les troubles confessionnels et toute tentative d’infiltration par Israël. Traditionnellement, les censeurs visent en particulier les réseaux sociaux et les plateformes de blogs. Les dissidents potentiels doivent à tout prix être empêchés de s’organiser et de recruter de nouveaux membres grâce aux nouveaux médias. Blogspot et Maktoob sont bloqués. YouTube est inaccessible depuis août 2007 suite à la diffusion de vidéos dénonçant la répression de la minorité kurde. La version en arabe de Wikipedia a été bloquée entre mai 2008 et février 2009. Amazon et Skype sont également censurés. Pourtant, les autorités ont fait volte-face en février 2011 lorsqu’elles ont commencé à réaliser l’inefficacité de la censure. Alors que les révoltes populaires battaient leur plein dans le monde arabe, et que les réseaux sociaux jouent un rôle important, elles ont décidé, en février 2011 de débloquer l’accès à Facebook et à Twitter. Une manière de lâcher du lest sans pour autant se mettre en danger : Facebook était déjà très populaire dans le pays, les internautes utilisaient les outils de contournement de la censure pour y avoir accès. La Révolution tunisienne dans le collimateur des censeurs Dans un entretien accordé au Wall Street Journal le 31 janvier 2010, Bachar al-Assad a déclaré que "la véritable réforme est de savoir comment ouvrir une société et entamer le dialogue", expliquant que les décennies de stagnation politique et économique, les dirigeants sans idéologie, les interventions étrangères et les guerres ont généré le mécontentement qui s'est exprimé dans les rues de Tunisie et d'Egypte. Dans le même temps, alors que les médias traditionnels syriens ont à peine mentionné la chute du président Ben Ali, sur consigne des autorités, ces dernières ont resserré la censure du Web par peur qu’Internet et les réseaux sociaux ne favorisent l’agitation sociale. Les autorités ont ainsi bloqué, le 26 janvier 2011, l’accès à Nimbuzz et eBuddy, des programmes permettant d’utiliser des fonctions de “chat”, comme celle de Facebook par exemple, depuis un téléphone mobile. Parallèlement, des sites syriens ont empêché les internautes de laisser des commentaires sur le soulèvement populaire en Tunisie. C’est le cas de Syria News, un site progouvernemental. D’autres ont laissé quelques commentaires très modérés ou allusifs, les commentaires les plus explicites ayant été retirés. Une vague d’arrestation de blogueurs s’est produite en février 2011, en lien avec les révolutions tunisienne et égyptienne. Le 20 février 2011 au matin, le blogueur Ahmad Hadifa, connu sous le nom d’Ahmad Abu Al-Kheir, a été arrêté par la sécurité militaire à Baniyas. Il a été relâché quatre jours plus tard. Le jeune homme de 28 ans, étudiant en journalisme à l’institut Fatah Al-Islam de Damas, avait appelé, sur son blog, à la solidarité envers les blogueurs récemment arrêtés en Syrie et les prisonniers politiques incarcérés dans les prisons du Golan (région occupée par Israël depuis 1967 et annexée depuis 1981). Il y postait des revendications à destination du régime syrien et des billets sur les révolutions des dernières semaines en Tunisie et en Egypte. Il donnait également des conseils pour contourner la censure sur Internet. Par ailleurs, un internaute qui avait posté sur YouTube une vidéo de la manifestation qui a eu lieu le 17 février dernier, dans le quartier de Harika à Damas, a été arrêté. Pendant cette manifestation, un jeune homme a été passé à tabac par des policiers. La vidéo montre plusieurs centaines de personnes rassemblées, scandant des slogans contre la police. Le ministre de l’Intérieur, Saïd Sammour, est également filmé, alors qu’il communiquait avec la foule. Emprisonnés pour s’être exprimés librement sur Internet La Syrie continue d’emprisonner des net-citoyens pour faire des exemples et contraindre les autres à s’autocensurer. Au moins trois cyberdissidents sont derrière les barreaux à ce jour. Le 6 mai 2008, des agents de sécurité du gouvernement syrien ont arrêté Habib Saleh, écrivain et cyberdissident. Le 15 mars 2009, il a été condamné à trois ans de prison en vertu de l’article 285 du code pénal pour “affaiblissement du sentiment national”, en raison de ses articles politiques diffusés sur Internet et appelant à la réforme, au développement démocratique et à la protection de la liberté d’expression. Il s’agit de sa troisième condamnation sous le régime de Bachar al-Assad. Kamal Hussein Sheikhou, un blogueur kurde, étudiant à la faculté de littérature à l’université de Damas, a été arrêté à la frontière syro-libanaise, le 23 juin 2010, alors qu’il tentait d’entrer au Liban avec le passeport de son frère. Auteur de nombreuses publications en ligne sur le site All4syria, il est accusé de « publication d’informations ayant pour conséquence de nuire à l’honneur de la nation ». Il a entamé, le 16 février 2011, une grève de la faim, pour protester contre ses conditions de détention dans la prison d’Adra. D’après les informations publiées par différentes associations syriennes de défense des droits de l’homme, l’état de santé de ce blogueur de 32 ans se serait considérablement détérioré. Il aurait été transféré à l’hôpital pendant quelques jours. Le tribunal a décidé de reporter l’audience de son procès, initialement prévue le 7 mars, au 14 mars 2011. Ali Al-Abdallah, journaliste et écrivain, reste derrière les barreaux. Incarcéré depuis le 17 décembre 2007 pour avoir signé la Déclaration de Damas, il devait être libéré le 16 juin 2010, au terme d’une peine de deux ans et demi de prison. Mais les autorités syriennes ont décidé de le poursuivre pour "publication de fausses informations dans le but de porter atteinte à l’Etat" (article 286 du code pénal) et "volonté de nuire aux relations de la Syrie avec un autre Etat" (article 276 du code pénal). Ces nouvelles accusations font suite à la publication sur Internet, le 23 août 2009, alors même qu’il était en prison, d’un article dans lequel le journaliste critiquait la doctrine du Wilayat al-Faqih en Iran (doctrine qui assure un pouvoir absolu du religieux sur le politique). Le troisième tribunal militaire de Damas a émis de nouveaux chefs d’accusation à son égard, confirmés par la Cour de cassation le 1er décembre 2010. Ali Al-Abdallah risque d’être condamné à une nouvelle peine de prison. Cette nouvelle affaire est d’autant plus inquiétante qu’elle montre le danger pour les journalistes de critiquer le régime, mais également ses alliés. Le cas de Tal Al-Mallouhi a marqué les esprits, en Syrie et dans le monde entier. Cette étudiante de 20 ans, la plus jeune blogueuse détenue à ce jour dans le monde, a été arrêtée par les services de renseignements syriens à la fin du mois de décembre 2009. Son ordinateur et des effets personnels ont également été saisis. Sur son blog, elle traitait principalement du sort des Palestiniens. Après onze mois de détention au secret, elle a comparu, le 10 novembre 2010, puis le 17 janvier 2011, devant la Haute Cour de sécurité de l’Etat. Elle a été condamnée, le 14 février 2011, à 5 ans de prison pour “divulgation d’information à un Etat étranger”, en occurrence les Etats-Unis. Sa condamnation, révélatrice de la brutalité de la répression syrienne, est destinée à intimider les blogueurs syriens. Tal Al-Mallouhi a servi de bouc émissaire. Enfin, on est sans nouvelle de trois blogueurs depuis leur arrestation. Il s’agit de Firaz Akram Mahmoud, arrêté arbitrairement dans un cybercafé à Homs le 5 février 2011 ; Ahmed Ben Farhan Al-Alawi, arrêté le 26 octobre 2010 par les services de sécurité ; et Ahmed Ben Abdelhalim Aboush, détenu depuis le 20 juillet 2010. Ce dernier avait déjà été incarcéré pendant six ans jusqu’à sa libération sur pardon présidentiel le 2 novembre 2005. Internautes en observation Depuis 2007, les autorités imposent aux propriétaires de sites de conserver les données personnelles des auteurs d’articles et de commentaires. Les descentes de police dans les cybercafés sont choses courantes. Les agents proposent aux internautes pris en délit de “surf intempestif” d’aller “prendre un café”, synonyme de “se faire interroger”. Les gérants doivent conserver les données personnelles et la liste des sites consultés. Ils doivent prévenir les autorités s’ils constatent des activités illégales. Les utilisateurs doivent même donner le nom de leurs père et mère ! La militante Suhair Atassi, qui dirige le groupe « Jamal Atassi Forum » sur Facebook, appelant à des réformes politiques, la garantie des droits civils et la fin de la loi sur l’état d’urgence, subit pressions multiples et menaces de la part des autorités. Elle refuse pourtant de fermer son groupe. Par ailleurs, Reporters sans frontières a appris le décès du blogueur Kareem Arbaji. Arrêté le 6 juillet 2007 par les services de renseignements militaires, il avait été condamné, le 13 septembre 2009, par la Cour suprême de sûreté de l’Etat de Damas, à trois ans de prison pour "publications d’informations mensongères de nature à affaiblir l’esprit de la nation" sur la base de l’article 286 du code pénal, suite à ses activités pour le forum en ligne, Akhawia. Il avait été libéré le 6 janvier 2010, suite aux démarches entreprises par les instances chrétiennes en Syrie auprès de la présidence de la République, arguant du mauvais état de santé de son père. Depuis quelques temps, les autorités avaient exercé de nouvelles pressions sur lui. Il a succombé à un accident vasculo-cérébral, le 5 mars dernier à Beyrouth. Il avait 31 ans. Une nouvelle loi liberticide pour l’expression en ligne Un projet de loi sur la communication sur Internet, élaboré par le Premier ministre syrien Mohammad Naji Otri, a été approuvé en novembre 2010 en conseil des ministres. Le Parlement devrait prochainement se prononcer sur cette loi. Ce projet de loi est clairement destiné à restreindre davantage la circulation de l’information sur Internet. Deux dispositions sont particulièrement inquiétantes. La première prévoit la comparution du journaliste incriminé devant un tribunal pénal et de lourdes peines de prison. La seconde permet à tout auxiliaire de justice, statut délibérément très large, de conduire des enquêtes sur les journalistes coupables de "crimes" définis par la loi, et de décider de leur arrestation. Le directeur du site All4syria.org –bloqué en Syrie-, Ayman Abdel-Nour, a déclaré à l’Agence France-Presse que cette loi était "très sévère", puisqu’elle autorise notamment "l’envoi de la police dans une rédaction pour arrêter les journalistes et saisir les ordinateurs". La nouvelle loi répond au développement des nouveaux médias ces dernières années en Syrie, considérés comme une menace par le régime. Une douzaine de stations de radios, ainsi que des journaux et des magazines privés ont vu le jour récemment et sont dirigés par une nouvelle génération de journalistes. Forward magazine, l’un d’eux, a aussi une version électronique qui comprend des blogs et des tweets traitant de sujets politiques ou sociaux. Certains journalistes en ligne estiment qu’ils peuvent en dire plus sur le Web que dans la version papier. Cette loi pourrait les faire changer d’avis. Emergence de groupes de pression en ligne De nombreux internautes maîtrisent l’usage des outils de contournement de la censure. Quand les autorités commencent à bloquer les proxies les plus utilisés, d’autres se créent. Facebook a été bloqué lorsque des Syriens ont commencé à devenir amis avec des Israéliens. Pourtant, le réseau social est très populaire dans le pays. Des centaines de groupes se sont constitués, comptant des centaines voire des milliers de membres, dédiés au tourisme, aux affaires, au sport, aux technologies et au divertissement. Des groupes de pression en ligne se sont formés pour exprimer des revendications économiques ou sociales. Une campagne en ligne contre un projet de loi sur la modification du statut personnel semble avoir joué un rôle crucial dans la décision du gouvernement de l’abandonner. D’autant que des stations de radio privées avaient relayé les critiques en ligne, qui s’opposaient à la légalisation du mariage de jeunes filles dès l’âge de treize ans. Les internautes du monde entier se sont mobilisés pour Tal Al-Mallouhi. Les blogueurs égyptiens ont tenu un rôle prédominant. L’attention internationale a probablement joué un rôle dans la comparution de la jeune femme devant un tribunal en novembre 2010, alors qu’elle était détenu au secret depuis près de onze mois. En septembre 2010, une vidéo montrant des professeurs frappant leurs jeunes étudiants a fait le tour du Web après avoir été postée sur Facebook. La colère des internautes syriens a gagné le reste de la population, forçant le ministre de l’Education à démettre les enseignants de leurs fonctions et à les réassigner à des emplois de bureaux. Un groupe Facebook a été lancé, à la fin du mois de janvier 2011, pour appeler à un sit-in pacifique à Damas “devant l’ambassade d’Egypte afin d’exprimer nos condoléances pour les victimes du peuple égyptien”. Les forces de l’ordre syriennes ont dispersé une cinquantaine de manifestants, le 29 janvier 2011. De nombreux Syriens ont laissé des commentaires sur le Facebook, tels que “Un jour, j’aurai assez de courage pour devenir Tunisien” La liberté sur Internet, propice à l’innovation ? En juin 2010, une délégation d’entreprises technologiques américaines – parmi lesquelles Microsoft, Dell et Cisco Systems – menée par le State Department, a rencontré le président syrien, officiellement pour ouvrir un nouveau marché aux exportations des produits technologiques américains et soutenir la liberté d’expression en ligne. Les responsables américains semblent parier sur une forme d’ouverture du Web en Syrie et font miroiter des millions de dollars d’investissement, arguant que les compagnies américaines ne peuvent pas travailler dans un contexte aussi fermé, que la liberté d’Internet est propice à l’innovation. Si quelques espoirs avaient bourgeonné grâce au développement des médias en ligne tentant de repousser les limites de la censure, l’adoption de la nouvelle loi qui les concerne a montré clairement que les autorités continuent de faire leur possible pour verrouiller le Net, afin que les mouvements online n’aient pas de répercussions offline. Les révoltes des sociétés civiles arabes, en ce début 2011, vont certainement les conforter dans cette position. Si le gouvernement veut faire croire qu’il est prêt à donner des gages à la communauté internationale pour rompre son isolement diplomatique et attirer des investisseurs, en réalité, il ne veut pas sacrifier son contrôle du Web.
Publié le
Updated on 20.01.2016