Sécurité des journalistes et concentration médiatique : les deux défis de Dilma Rousseff

Le 26 octobre 2014, Dilma Rousseff était réélue à la tête du Brésil, assurant ainsi un quatrième mandat consécutif au Parti des travailleurs (PT). Au cours des douze dernières années, les gouvernements de Lula (2003-2010) et de Dilma Rousseff (depuis 2011) ont été marqués par d’importants progrès pour la liberté de l’information. Mais de nombreux défis restent à relever. Reporters sans frontières profite de cette occasion pour souligner deux défis majeurs auxquels le gouvernement devra faire face dans les années à venir : la sécurité des journalistes et le déséquilibre du paysage médiatique. Le Brésil a fait de réels progrès en matière de liberté de l’information lors de la dernière décennie. En témoignent l’abrogation en 2009 de la loi sur la presse de 1967, - héritée de la dictature militaire, qui prévoyait une peine de prison ferme en cas de diffusion d’informations jugées subversives - , la suspension de la clause de la loi électorale de 1997 qui interdisait le droit à la caricature en temps de campagne électorale, et la loi d’accès à l’information en vigueur depuis 2012. Plus récemment, en avril 2014, l’adoption du « Marco Civil da Internet », texte unique en son genre, censé réguler l'Internet, garantir la protection de la vie privée et la liberté d'expression des usagers, a placé le pays à l’avant-garde de la protection des droits civils sur l’Internet. L’un des pays les plus meurtriers pour les journalistes sur le continent En dépit de ces progrès, de nombreuses atteintes à la liberté de l’information ont été recensées ces dernières années. Le Brésil a connu une nette augmentation du nombre d’attaques contre les journalistes et blogueurs, devenant l’un des pays les plus meurtriers pour la profession de toutes les Amériques. Depuis 2000, 38 journalistes ont été tués en relation évidente ou possible avec leur activité professionnelle. Dans la grande majorité des cas, ils enquêtaient sur des sujets sensibles tels que le narcotraffic, la corruption ou des conflits politiques locaux. En 2012, onze journalistes ont été assassinés, dont au moins cinq en lien direct avec leur métier. Ces chiffres élevés se confirment en 2013 et 2014. Un rapport sur la violence contre les journalistes au Brésil a été publié par le secrétariat des droits de l’Homme (SDH) en mars 2014, un mois après le décès de Santiago Ilídio Andrade, cameraman de la chaîne Bandeirantes, tué lors des soulèvements populaires du 6 février à Rio de Janeiro. Reporters sans frontières a été consultée pour l’élaboration de ce rapport qui recense pas moins de 321 journalistes victimes de violence entre 2009 et 2014. Le texte a mis en avant l’implication majeure des autorités locales dans les cas d’exactions commis contre les journalistes et a souligné l’impunité comme facteur favorisant la répétition chronique de ces agressions. Parmi les recommandations du groupe de travail en charge du rapport, la mise en place d’un Observatoire sur la violence contre les journalistes en partenariat avec les Nations unies a été évoquée afin d’étendre l’actuel mécanisme de protection pour les droits de l’homme aux journalistes et blogueurs. De même, la fédéralisation des enquêtes sur les crimes commis contre les journalistes a été mise en avant pour faire face à la récurrente inertie des autorités locales dans certaines affaires. Un troisième point important défendu par le groupe de travail soulignait la nécessité d’une évaluation par le ministère de la Justice des équipements de sécurité adaptés pour assurer la protection des journalistes dans la couverture de conflits, ainsi que la création d’un mode d’action pour les agents des forces de l’ordre dans les manifestations. Sur ce dernier point, entre mai 2013 et juillet 2014, l’association brésilienne de journalisme d’investigation a recensé 190 cas d’exactions commises contre les journalistes lors des nombreuses manifestations populaires qui ont secoué le pays pendant cette période. Toujours selon l’organisation, plus de 80% de ces agressions ont été commises par la police militaire. En dépit de l'ampleur de ces exactions, le tribunal de São Paulo a refusé, le 5 septembre 2014, une indemnisation au photographe Alex Silveira, touché à l’oeil par une balle en caoutchouc tirée par un agent de police alors qu’il couvrait une manifestation à São Paulo en 2000. La décision affirmait que le photographe “était le seul responsable du lamentable incident dont il a été victime”. Cette décision créé un précédent dangereux au regard du comportement que la police doit avoir vis-à-vis des journalistes et va clairement à l’encontre des principes de la résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations unies du 28 mars 2014, sur la promotion et la protection des journalistes dans le contexte des manifestations. Celle-ci demande aux États “d’accorder une attention particulière à la sécurité des journalistes et des professionnels des médias qui couvrent les manifestations pacifiques” et de “tenir compte de leur rôle spécifique, de leur exposition et de leur vulnérabilité”. Un paysage médiatique très concentré, obstacle au pluralisme L’excessive concentration des médias dans le pays constitue le deuxième facteur fragilisant la liberté de l’information. Dix principaux groupes économiques, issus d’autant de familles, se partagent le marché de la communication et les fréquences. Le pluralisme est également mis à mal par la distribution des annonces et la colossale manne publicitaire officielle qui favorisent ces grands groupes de presse, d’où un certain assujettissement financier des médias et l’existence d’une relation extrêmement forte entre pouvoirs médiatique, économique et politique. Concentration et, plus localement, pressions et censure… Autant de rouages d’un système jamais vraiment remis en cause depuis la fin de la dictature militaire (1964 -1985) et dont les médias communautaires sont le plus souvent les premières victimes. Un demi-siècle après son adoption, la loi de télécommunications de 1962 n’a jamais connu de refonte en profondeur et continue de régir le champ des fréquences et les licences de radiodiffusion. Si l’article 220 de la Constitution fédérale de 1988 interdit les oligopoles et les monopoles dans le secteur des communications, le Congrès n’a toujours pas précisé quelle en était la définition. Il n’y a donc aucune norme explicite qui limite la propriété horizontale ou verticale des médias. De sensibilité progressiste, les réseaux de radiodiffusion communautaires brésiliens regardent avec envie les nouveaux cadres légaux en vigueur dans les pays voisins, notamment en Argentine, en Équateur et en Uruguay, et vivent d’autant plus mal l’absence d’évolution en la matière depuis la présidence de Lula qui n’a jamais osé toucher à ce cadre régulateur. Franklin Martins, le ministre des Communications, a bien essayé de faire un pas en avant, à travers la réalisation de la première conférence nationale des communications en 2009 (Confecom). Réunis à Brasilia, des représentants de la société civile, du gouvernement et des médias privés, ont travaillé sur un nouveau cadre légal pour le secteur, mais les propositions évoquées n’ont toujours pas vu le jour. Le défi se montre d’autant plus complexe que les médias dominants repoussent énergiquement toute initiative qui propose la régulation ou encore la démocratisation de l’espace audiovisuel, accusant à chaque fois le gouvernement de vouloir porter atteinte à la liberté d’expression. Un autre élément qui rend difficile une réforme approfondie du secteur des communications est le nombre élevé d’hommes politiques, détenteurs de radios et chaînes de télévision. D’après le récensement du projet Donos da Midia, 271 hommes politiques qui détenaient un mandat électif en 2009 étaient propriétaires ou partenaires de 324 médias dans le pays. L’ancien rapporteur spécial pour la liberté de l’information des Nations unies, Frank La Rue, a mis l’accent lors d’une visite au Brésil en 2013 sur la nécessité de mieux réguler les secteurs de communications, affirmant que l’excessive concentration des médias entraînait la concentration politique, ce qui pose un vrai obstacle au pluralisme. Recommandations de Reporters sans frontières Au vu du nombre particulièrement élevé d’agressions et d’assassinats de journalistes dans le pays et au nom d’un équilibre pluraliste en matière d’information réclamé tant par la profession que par la société au Brésil, Reporters sans frontières plaide pour : • La mise en place rapide des recommandations portées par le groupe de travail du secrétariat des droits de l’homme sur la sécurité des journalistes afin de créer un mécanisme efficace pour la protection des acteurs de l’information. L’organisation souligne l’importance d’un Observatoire sur la violence contre les journalistes en partenariat avec les Nations unies proposé par le groupe de travail. • Le respect des principes de la résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations unies du 28 mars 2014, concernant la promotion et la protection des droits de l’homme dans le contexte des manifestations. Le Brésil doit mettre en place des procédures de bonne conduite pour les agents des forces de l’ordre, afin d’assurer la sécurité des journalistes lors des manifestations. • Une véritable refonte de l’actuel corpus législatif de régulation des médias, aujourd’hui inadapté. Le nouveau corpus à débattre devrait notamment incorporer des clauses strictes relatives à la propriété des médias et à leur financement par la publicité officielle. • L’inclusion dans la future loi, des dispositions relatives à l’attribution des concessions de fréquences audiovisuelles et à l’espace à ménager pour un secteur communautaire sous-représenté dans le champ des fréquences légales. Les concessions de licences de radiodiffusion doivent respecter des critères de transparence, être accompagnées par la société civile et assurer une parité entre le secteur communautaire, public et privé.Les exemples des nouvelles législations adoptées en Argentine et en Uruguay pourraient être source d’inspiration pour les autorités brésiliennes
Publié le
Mise à jour le 12.04.2018