Saisie et destruction du manuscrit d'Ahmet Sik: "un très dangereux précédent"

Reporters sans frontières est profondément choquée par la saisie et la destruction de toutes les copies connues du dernier manuscrit non publié d’Ahmet Sik. Cet ouvrage, qui explore les relations entre la police et l’influent mouvement islamiste Gülen, contiendrait des révélations sur les dessous du procès antiterroriste « Ergenekon » qui empoisonne la vie politique turque depuis plusieurs années. Non contente d’empêcher sa publication et d’incarcérer son auteur, la justice turque a perquisitionné les trois lieux où le manuscrit était susceptible de se trouver, et sommé quiconque pourrait encore le posséder de le remettre à la justice sous peine de poursuites pénales. En interdisant la simple détention d’un fichier informatique, la justice gravit un échelon inédit dans la répression des journalistes d’investigation proches de l’affaire « Ergenekon », et pose un précédent extrêmement dangereux. En répandant l’idée que chaque courriel reçu par un journaliste peut le mener derrière les barreaux, elle fait peser une pression aberrante et inacceptable sur les professionnels des médias. Jeudi 24 mars 2011, la police d’Istanbul a perquisitionné les bureaux de la maison d’édition Ithaki, du quotidien de gauche Radikal, et du juriste Fikret Ilkiz, avocat d’Ahmet Sik. À chaque fois, la police a fouillé les ordinateurs, copié le fichier contenant le manuscrit avant d’en effacer toutes les traces. D’après des sources proches du dossier, le manuscrit d’Ahmet Sik, « L’Armée de l’Imam », avait été envoyé à Ithaki pour consultation, et l’imprimeur n’avait pas encore pris la décision de le publier. Dans les bureaux de Radikal, c’est l’ordinateur du journaliste Ertugrul Mavioglu, proche de Sik et par ailleurs appelé à comparaître la semaine prochaine pour avoir interviewé un dirigeant du PKK, qui a été fouillé. La police a également signifié aux proches, confrères et avocats du journaliste qu’ils devaient lui remettre toute copie du manuscrit, sous peine d’être poursuivis pour complicité avec l’organisation terroriste présumée « Ergenekon ». Le mandat, délivré par la 12e chambre de la cour d’Assises d’Istanbul à la demande du procureur Zekerya Öz, considère en effet que le livre contient des « éléments criminels » et fait la « propagande d’une organisation terroriste ». Joint au téléphone par Reporters sans frontières, le juriste et secrétaire général du Conseil de la presse turque, M. Oktay Huduti, a relevé que « le mandat n’est pas fondé sur un examen du manuscrit à proprement parler, mais sur un rapport de police de 49 pages qui lui est dédié ». S’il est très douteux que de telles mesures soient fondées en droit turc, il est certain qu’elles contreviennent à tous les engagements internationaux d’Ankara en matière de liberté d’expression. Dans une conférence de presse commune hier soir, trois organisations de la presse turque ont dénoncé une « ingérence dans le droit d’écrire librement », en contradiction avec l’article 29 de la Constitution turque. Reporters sans frontières déplore une fois de plus l’invocation de la « lutte anti-terroriste » pour justifier une grave dérive liberticide et les effets pervers de la Loi antiterroriste n°3713 (LAT), héritage des années noires. D’après M. Oktay Huduti, « la loi turque prévoit la perquisition et la saisie, mais en aucun cas la destruction de documents. De plus, la personne perquisitionnée doit normalement recevoir une copie du document saisi, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Il est très difficile de comprendre sur quels fondements juridiques s’appuient ces opérations, dans la mesure où l’on n’a même pas affaire à un livre, mais à un manuscrit non publié ». Ces opérations contredisent frontalement les déclarations rassurantes de l’exécutif turc, retranché derrière l’indépendance de la justice et niant toute implication politique. L’acharnement dont fait preuve le parquet pour éliminer toute trace du manuscrit d’Ahmet Sik ne fait au contraire que renforcer les soupçons sur le caractère politique de l’arrestation de son auteur. « L’Armée de l’Imam » enquête sur l’infiltration de la police, traditionnellement gardienne du kémalisme laïc, par le mouvement islamiste de Fetullah Gülen. La presse turque relève que l’exposition de ce thème contribuerait à fragiliser le parti au pouvoir AKP (islamiste modéré) à quelques mois des élections législatives de juin. Tous les auteurs d’ouvrages à ce sujet ont connu des démêlés judiciaires, en particulier le journaliste Nedim Sener, lui aussi interpellé le 3 mars, et l’ancien policier Hanefi Avci, emprisonné pour appartenance à un groupuscule d’extrême-gauche. Dans son livre publié en août 2010, ce dernier suggérait que l’affaire « Ergenekon » (du nom d’une supposée organisation clandestine ultra-kémaliste qui aurait préparé un coup d’Etat contre le gouvernement actuel) aurait été inventée de toutes pièces par des cadres de la police affiliés au mouvement Gülen. Le 3 mars 2011, Ahmet Sik, Nedim Sener et quatre journalistes d’OdaTV ont été interpellés pour « appartenance présumée à une organisation terroriste », rejoignant ainsi trois membres d’OdaTV incarcérés depuis mi-février. Depuis lors, les journalistes n’ont toujours pas pu prendre connaissance du contenu de leur dossier d’accusation, et les « preuves » annoncées pour justifier leur arrestation n’ont toujours pas été présentées. À défaut de ces « preuves », Reporters sans frontières exige toujours leur libération immédiate et sans condition. (Photos: Bianet, Hürriyet, AFP, Reuters)
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Mise à jour le 20.01.2016