RSF dénonce un « climat de chasse aux médias »

Reporters sans frontières est à nouveau vivement préoccupée par la réponse répressive des autorités turques au mouvement de protestation antigouvernementale qui traverse le pays depuis près de trois semaines. Depuis la prise d’assaut par la police du parc Gezi d’Istanbul, le 15 juin 2013, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan multiplie les déclarations agressives à l’égard des organisateurs du mouvement, de ses sympathisants et de ceux qui ont relayé des informations à ce sujet. Tous sont accusés d’avoir agi sur injonction d’« acteurs extérieurs », voire en collusion avec des « organisations terroristes », dans le but de déstabiliser le pays. Les opérations de police en cours suggèrent que les autorités n’entendent pas en rester aux mots. « La criminalisation du mouvement de contestation s’accompagne d’un climat inacceptable et dangereux de chasse aux médias. Nous demandons des explications urgentes quant à l’interpellation de plusieurs journalistes ces derniers jours. Les perquisitions récurrentes aux domiciles de journalistes et dans les locaux de médias violent le principe de la protection des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse », a déclaré Reporters sans frontières. « L’incitation à la violence et à la haine doit bien sûr être punie. Mais la rhétorique actuelle du gouvernement laisse craindre que cette nécessité ne serve de prétexte à une vengeance politique contre les journalistes critiques. Les autorités turques doivent cessent d’agiter les théories du complot et de s’en prendre aux médias et aux réseaux sociaux. »

Coup de filet contre des journalistes d’extrême gauche

Le 18 juin au petit matin, la police antiterroriste d’Istanbul a perquisitionné des dizaines d’adresses, dont les locaux de l’agence de presse Etkin (ETHA), officiellement dans le cadre d’une enquête contre le Parti communiste marxiste léniniste (MLKP, illégal). Les domiciles de Sedat Senoglu, coordinateur de la publication de l’hebdomadaire d’extrême gauche Atilim, et de Selvi Cosar, employée de la radio d’Istanbul Özgür Radyo, ont ainsi été perquisitionnés. Les deux journalistes sont toujours en garde à vue. Les domiciles de la directrice d’ETHA, Derya Okatan, et celui de la rédactrice de l’agence, Arzu Demir, ont aussi été visés. ETHA affirme que les deux journalistes sont actuellement confinées à leur domicile, mais on ignore si elles vont être interpellées. D’après l’agence, la police détiendrait une liste de 90 suspects soupçonnés de collusion avec des groupuscules terroristes. Le ministre de l’Intérieur, Muammer Güler, a déclaré que 62 personnes avaient été interpellées à Istanbul et 23 à Ankara dans le cadre de cette opération policière. Ce coup de filet interviendrait dans le cadre de l’enquête menée depuis un an sur le MLKP par le procureur d’Ankara chargé des affaires de terrorisme. Mais les suspects seraient aussi soupçonnés d’avoir endommagé des biens publics et incité à la violence contre des policiers, dans le cadre du mouvement de protestation « Occupy Gezi ».

Nouveaux abus policiers et manipulation de l’information

Les journalistes turcs et étrangers continuent d’être victimes de violences de la part des forces de l’ordre, notamment à Istanbul, où le mouvement de protestation antigouvernementale a débuté le 31 mai dernier. Deux cameramen de la chaîne qatarie Al-Jazeera, Kemal Sogukdere et Alper Cakici, ont été agressés le 17 juin par des policiers, non loin de la place Taksim. Le journaliste de la chaîne pro-kurde IMC TV Gökhan Biçici et le cameraman de la chaîne nationaliste Ulusal Kanal Emre Fidan, ont été remis en liberté le 18 juin, deux jours après leur brutale interpellation à proximité du parc Gezi. La journaliste de Today's Zaman, Rumeysa Kiger, a été interpellée quelques heures le 18 juin, alors qu’elle passait sur la place Taksim pour se rendre à un rendez-vous. Enfin, le quotidien Takvim a consacré la couverture de son numéro du 18 juin 2013 à une interview fictive de la journaliste de CNN International, Christiane Amanpour. Dans ce pseudo-entretien, titré « La sale confession », Takvim faisait avouer à la célèbre journaliste que CNN avait délibérément adopté une couverture biaisée des protestations en Turquie, « pour de l’argent » et « sous la pression de lobbies internationaux ». Suite à la publication de ce numéro, l’Association turque des journalistes (TGC) a condamné ce qu’elle estime constituer une « violation grave du code d’éthique de la profession ». Du fait de l’autocensure de certains grands médias turcs aux premiers jours du mouvement de contestation, CNN et d’autres chaînes internationales sont devenues très populaires en Turquie, ce qui leur vaut des attaques récurrentes du gouvernement turc.

Les réseaux sociaux dans le collimateur

Reporters sans frontières est inquiète de l’annonce par le ministre de l’Intérieur, le 17 juin 2013, de nouvelles mesures visant à lutter contre la diffusion d’informations « fausses ou provocatrices » sur les réseaux sociaux, suite à leur usage massif par les manifestants ces dernières semaines. L’organisation suivra de près les arbitrages du gouvernement à ce sujet. Si le ministre a pris soin de préciser que la liberté d’expression ne serait pas limitée par une nouvelle loi, son initiative suscite l’inquiétude au regard des amalgames effectués par le gouvernement. L’incitation à la violence est déjà punie par la législation en vigueur, qui s’applique aux réseaux sociaux. Depuis l’évacuation manu militari du parc Gezi dans la soirée du 15 juin, le mouvement de contestation a perdu du souffle mais tente de trouver de nouvelles formes : des individus se tiennent debout silencieusement dans des lieux publics en signe de protestation pacifique, des « forums » sont organisés chaque soir dans de nombreux parcs du pays... Les affrontements avec la police se poursuivent de façon sporadique, comme la nuit dernière à Eskisehir (Anatolie centrale). Retrouver les cinq précédents communiqués de RSF sur la répression du mouvement de contestation en Turquie (Photo: Burak Kara / Getty Images / AFP)
Publié le
Updated on 20.01.2016