Que s'est-il réellement passé au ministère de l'Information, antre de la censure ?

Le 21 janvier 2013, la capitale érythréenne, Asmara, a été le théâtre d'un soulèvement aussi inattendu qu'éphémère. Entre 100 et 200 soldats mutins prennent d'assaut le ministère de l'Information, les tanks de l'armée régulière encerclent le bâtiment, puis les programmes des médias d'État reprennent leur cours normal après douze heures d'interruption tandis que les mutins se retirent et que les fonctionnaires rentrent chez eux… Que s'est-il réellement passé ce jour-là, au ministère de l'Information? Dès le lendemain, et a fortiori trois jours plus tard, certaines informations avaient filtré, mais suivre les événements en temps réel n'a pas été aisé. Entrevoir ce que cet incident signifie et ce qu'il présage pour l'avenir l'est encore moins. L'Érythrée, l'une des dernières dictatures totalitaires de la planète, figure parmi les plus fermées au monde. L'opacité qui entoure les événements du 21 janvier et le concert de démentis et de commentaires contradictoires déversés sur les réseaux sociaux sont la conséquence logique de la situation dans laquelle se trouve cet État de la corne de l'Afrique, sans presse privée depuis 2001, et où plus aucun correspondant de la presse étrangère n'est autorisé à séjourner depuis 2010. En dernière position du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l'Érythrée est la plus grande prison d'Afrique pour les journalistes, avec au moins une trentaine d'entre eux incarcérés. Sept ont déjà succombé à leurs conditions de détention ou se sont suicidés. Dans une telle situation et alors que les seuls médias autorisés à l'intérieur du pays sont des organes de propagande aux mains du gouvernement, les médias en exil jouent un rôle primordial. Ce fut le cas de la station indépendante Radio Erena, basée à Paris et que soutient Reporters sans frontières. C'est elle qui a donné l'alerte. Nous y reviendrons. Mais d'abord, les faits. "Forto" aux mains de mutins, les médias d'État coupés Tôt dans la matinée du 21 janvier, un groupe d'une centaine de soldats mutins a pris position dans le ministère de l'Information, un énorme bâtiment ocre dénommé "Forto" et situé au sommet d'une petite colline surplombant la capitale, Asmara. Rapidement, les soldats ont réuni l'ensemble des fonctionnaires "dans une grande pièce", puis Asmelash Abreha, le directeur de la chaîne d'État Eri-TV, laquelle émet depuis l'enceinte du bâtiment, commence à lire de force un communiqué. Le texte en appelle à l'application de la Constitution de 1997 – suspendue depuis la guerre contre l'Éthiopie de 1998-2000 – et à la libération des prisonniers politiques et des "transfuges" (citoyens arrêtés alors qu'ils tentent de franchir illégalement les frontières du pays). Après la lecture des deux premières phrases, l'antenne hertzienne locale est brusquement coupée puis la chaîne diffuse sur le satellite des images d'archives. Des tanks de l'armée érythréenne encerclent rapidement le ministère et protègent également, dit-on, le palais présidentiel, situé à quelques encablures, en contrebas de Forto, ainsi que l'aéroport, un peu plus loin. Le reste de la ville restait apparemment très calme, mais les communications avec Asmara devenaient très compliquées. "Il neige à Paris" Après avoir été coupée toute la journée, l'antenne d'Eri-TV reprend vers 22 heures sur… les informations européennes. "La neige à Paris perturbe l'activité quotidienne des Français", affirme le journal télévisé. Les mutins s'étaient retirés dans la soirée du 21 janvier. Les quelques 500 fonctionnaires du ministère de l'Information étaient tous rentrés chez eux. Le 22 janvier au matin, ils étaient tous à leur poste. Comme d'habitude. Le précédent 1993 Selon les informations diffusées, entre autres, par le site d'opposition en exil Awate.com, il apparaît que la mutinerie du 21 janvier était dirigée par un groupe de quatre personnes (le colonel Saleh Osman – héros de la résistance anti-éthiopienne dans le port d'Assab pendant la guerre de 1998-2000 –, deux majors, et un capitaine), mais était spontanée et peu organisée. Que sont devenus les mutins et comment la situation a-t-elle été réglée? Les autorités n'ont procédé à aucune arrestation. "Les mutins se sont retirés pacifiquement", indique Léonard Vincent, journaliste et écrivain, auteur de l'ouvrage Les Erythréens, sur Radio France Internationale (RFI). De fait, aucun coup de feu n'a été tiré. Un Erythréen interrogé par Reporters sans frontières, suivi en cela par Martin Plaut, auteur d'un post intitulé "Le 21 janvier en perspective" sur son blog, affirme que l'incident rappelle un événement de 1993, survenu quelques jours avant la déclaration d'indépendance de l'Erythrée, lorsque des anciens combattants (ex-fighters) avaient réclamé leur solde. Ils avaient alors fait le siège du bureau d'Issaias Afeworki, pas encore officiellement chef d'Etat mais héros de la libération et à l'époque président du Front patriotique pour la justice et la démocratie (PFDJ, parti unique). Une négociation avait rapidement clos l'incident, mais quelques-uns de ces anciens combattants avaient par la suite été arrêtés ou avaient disparu. Jamais depuis l'indépendance du pays en 1993, les programmes de la chaîne Eri-TV n'avaient été interrompus comme ce 21 janvier 2013. Entre silence d'Asmara et concert de réactions, manipulations, et démentis Ce soulèvement, même embryonnaire et éphémère, dans un pays si autoritaire où toute forme de contestation est difficilement imaginable tant la peur de la répression a pénétré les esprits, n'a pas tardé à agiter la communauté internationale, les médias, et la diaspora. Du côté du gouvernement d'Asmara, le silence est total. Aucun commentaire dans l'immédiat. Il a fallu attendre le 22 janvier pour que Yemane Gebremeskel, premier conseiller du Président, déclare : "Tout est calme aujourd'hui et il en était de même hier". Quelques autorités érythréennes à l'étranger se sont exprimées, comme l'ambassadeur érythréen aux Nations Unies, Araya Desta, celui auprès de l'Union africaine, Girma Asmerom, celui accrédité au Japon ainsi que les consuls d'Érythrée en Australie ou en Afrique du Sud. Tous ont tenté de minimiser l'événement et ont fustigé les "reportages bidons" des médias étrangers, selon eux à la solde des "ennemis de l'Érythrée." "Le gouvernement affirme que la situation est sous contrôle, admettant tout de même du bout des lèvres l'existence d'un 'incident'", écrit Léonard Vincent. Sur les réseaux sociaux, opposition en exil et soutiens du gouvernement se sont livré une féroce bataille. Rahel Weldeab, qui travaille pour l'Union nationale des jeunes et des étudiants érythréens (NUEYS, progouvernemental) s'est empressée d'écrire sur Twitter : "La population d'Asmara vaque à ses occupations quotidiennes alors que des 'experts sur la corne' (de l'Afrique) nous parlent d'un coup d'État. J'habite à côté de l'aéroport, il ne se passe rien". Une autre, sur Twitter également, proteste contre les commentaires sur la situation des droits de l'homme en Érythrée et affirme que la liberté de l'information est respectée puisque "le journalisme est enseigné à l'école". Radio Erena, la première informée Le 21 janvier, toutes les dépêches d'agences de presse ont largement cité le journaliste érythréen en exil, Amanuel Ghirmaï, de la station indépendante Radio Erena. Toute la journée, de nombreux médias internationaux se sont tournés vers la radio basée à Paris pour s'enquérir de ce qui se passait à Asmara. Et pour cause. Radio Erena a été la première radio à donner l'alerte sur l'événement qui se déroulait dans la capitale érythréenne. Informée tôt le matin, la station a pris l'antenne dès 9 heures (heure de Paris), soit une heure plus tôt que d'habitude. Elle a ensuite suivi les événements en direct. Radio Erena a été lancée en juin 2009, avec l'appui de Reporters sans frontières, par un groupe de journalistes érythréens en exil. Dirigée par Biniam Simon, ancien présentateur vedette sur Eri-TV, elle repose sur un réseau de correspondants et contributeurs locaux. Indépendante, elle propose des informations alternatives à la propagande gouvernementale. Forte de son succès et de la qualité de ses programmes, Radio Erena est vite devenue la cible des autorités d'Asmara. A l'été 2012, après trois ans d'existence, le signal satellitaire de la station a été brouillé et son site Internet attaqué. Plus d'informations sur ce brouillage et la plainte déposée contre X par RSF : - Les communiqués de RSF - "Les héros ordinaires", par Léonard Vincent Après plusieurs mois d'efforts pour échapper à ces actes de sabotage, Radio Erena est désormais de retour sur les ondes en Érythrée et dans toute la région (Afrique de l'Est et péninsule arabique), en diffusion quotidienne via ondes courtes (depuis le 15 novembre 2012), et par satellite (depuis le 26 décembre). Radio Erena peut être écoutée chaque soir entre 20h00 et 20h30 (heure locale), sur la fréquence ondes courtes 11560 kHz. La station est également reçue 24h/24, et 7 jours sur 7, par satellite : Satellite: 7 degrés Ouest (Nilesat)
Fréquence: 11678 MHz
Polarisation: Verticale
Symbol Rate: 27500
FEC: 3/4
Revue de presse sur Radio Erena (septembre 2012 - janvier 2013) : - Radio Erena, bec et ondes” (Libération) - Radio Erena, la voix libre que l’Erythrée veut bâillonner” (Le Monde) - Radio Erena est l’unique station indépendante qui émet en Erythrée, il est normal qu’ils n’aiment pas ça” (Interview de Biniam Simon par Sonia Rolley, RFI) - Radio Erena, enquête sur un piratage d'Etat en Erythrée (Slate Afrique) Lire également l'article de Léonard Vincent sur la récente défection du ministre de l'Information, Ali Abdu. Photo : Asmara (ctsnow)
Publié le
Updated on 20.01.2016