La vérité sur l'assassinat de Christian Poveda reste encore à connaître

Cette tribune est d'abord parue dans LeMonde.fr le 22 avril 2011 L'assassinat de Christian Poveda, le 2 septembre 2009 à la périphérie de San Salvador, avait suscité une intense émotion internationale dans les rédactions. Unanime, la profession saluait alors avec raison un grand nom du journalisme et le digne héritier d'une famille de républicains espagnols chassés par le franquisme et réfugiés en France. En France, justement, l'hommage allait culminer avec la sortie sur les écrans de La Vida Loca, trois semaines après la mort de son auteur. Deux ans et demi plus tard, le verdict rendu à la hâte, le 9 mars dernier, contre onze des 31 accusés de l'assassinat du confrère n'a guère suscité la même mobilisation médiatique qu'au moment des faits. Il y avait pourtant matière. Témoin courageux et engagé des conflits armés, fin connaisseur de l'Amérique latine qui l'avait adopté, Christian Poveda y avait couvert une guerre civile particulièrement sanglante, qui aura causé la mort de plus de 100 000 personnes entre 1979 et 1992. C'est dans ce terreau du traumatisme et de la violence jamais soldée qu'ont prospéré les gangs des Maras, importés des Etats-Unis par des enfants de l'immigration clandestine revenus au pays. Passé au documentaire grand format, Christian Poveda aura été l'un des rares à s'immerger dans le monde très fermé des mareros. Les seize mois de tournage qu'il leur avait consacré est devenu La Vida Loca, témoignage unique et inédit. Homme de paix, le cinéaste avait également répondu quelques mois avant sa mort à une offre de négociation entre les deux Maras rivales, la "Salvatrucha" et la "18", les membres de cette dernière étant les protagonistes de La Vida Loca. "Bonjour, avant tout, je veux préciser que je ne suis chargé d'aucune mission par le futur gouvernement. Par contre, cela reste encore très confidentiel, les deux gangs, la Mara Salvatrucha et la 18 ont décidé de s'asseoir à une table pour entrevoir la possibilité d'une paix et m'ont demandé d'être leur médiateur, ce que j'ai accepté. Dans le cas d'un accord de paix, j'espère qu'il en découlera sûrement des négociations avec le nouveau gouvernement. Ce sera du moins, le principal objectif de ma médiation, sans cela cette paix n'aura aucun sens et ne durera que quelques heures. La partie est loin d'être gagnée…", écrivait Christian dans un mail daté du 24 mars 2009. L'initiative ne cadrait certes pas avec la pression sécuritaire exercée sur le gouvernement de Mauricio Funes. Président sans majorité parlementaire à sa main, élu sous l'étiquette de l'ancienne guérilla du FMLN, l'ancien journaliste de CNN en espagnol se savait attendu au tournant par les anciens ennemis de la guerre civile. Le Salvador affiche l'un des taux d'homicides les plus élevés au monde avec 55 crimes en moyenne et par an pour 100 000 habitants. L'assassinat d'un journaliste étranger et reconnu Christian Poveda n'a pas manqué d'ajouter à ce défi politique le poids de la vigilance internationale. De là, sans doute, une célérité judiciaire inédite dans une telle affaire mais qui laisse bien des questions sans réponse. Or, loin de se satisfaire du verdict du 9 mars, Reporters sans frontières en perçoit les failles évidentes. Vingt-quatre heures d'audience, dont la moitié à huis clos, paraissaient bien peu pour établir les responsabilités de 31 personnes inculpées et présentes dans le box. Après réquisition du ministère public – 50 ans de prison pour l'ensemble tous les intéressés – onze ont été condamnés dont trois seulement à de lourde peines. Pourquoi un tel écart ? Parmi les huit condamnés à des peines mineures – soit quatre ans de prison pour "association de malfaiteurs portant atteinte à la paix sociale" – figurait l'ancien policier Juan Napoleón Espinoza Pérez. C'est contre lui que la peine la plus lourde (56 ans et demi de prison) avait été requise. C'est également lui qu'on soupçonne d'avoir fourni le mobile du crime, en dénonçant Christian Poveda aux membres de la Mara 18 comme un informateur présumé de la police. La manipulation ainsi orchestrée condamnait irrémédiablement notre confrère à la mort. Pourquoi ce policier, alors en fonction, aurait-il livré le journaliste à ses assassins ? C'est le trou noir de l'affaire. La peine requise aurait dû appeler une peine réelle en proportion si la justice était si convaincue de la responsabilité de Juan Napoleón Espinoza Pérez. Vingt-quatre heures d'audience ont entamé cette conviction-là. Pour quelle autre hypothèse sérieuse ? Les manipulations sont possibles. Nous le savons. Mais conclure comme certains à une procédure "détournée" ou "trafiquée" ne révèle rien. La résolution de l'affaire Poveda laisse malgré un goût d'inachevé et de bâclé que certaines données plus générales peuvent aider à comprendre. Oui, le gouvernement Funes a sans doute voulu infléchir l'image de son pays en donnant le gage sécuritaire attendu à l'appui d'un drame aussi médiatisé. Oui, cette volonté politique s'est tout de même accompagnée d'une réelle détermination judiciaire qui n'est pas sans résultat. Les assassins de Christian Poveda étaient dans le box, ou au moins une partie d'entre eux. Mais comme toujours en matière de sécurité, au Salvador ou ailleurs, le "grand coup" frappé à la demande du pouvoir exécutif s'accommode mal d'une justice sereine et bien rendue. Et la vérité sur l'assassinat de Christian Poveda reste encore à connaître. Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières
Alain Mingam, membre du conseil d'administration de Reporters sans frontières
Benoît Hervieu, bureau Amériques de Reporters sans frontières.
Publié le
Updated on 20.01.2016