La presse et le monde culturel cèdent-ils vraiment à l'autocensure? (4)

Reporters sans frontières poursuit sa réflexion sur l’état de la liberté d’expression et de l’auto-censure au Danemark, en publiant chaque semaine l’interview d’une figure de la presse, des médias ou des arts. Après Flemming Rose, Carsten Jensen, et Lotte Garbers, présidente de l’Association danoise des écrivains ("Dansk Forfatterforening"), nous présentons aujourd’hui la contribution de Tøger Seidenfaden, rédacteur en chef du quotidien Politiken. ---------------------------------- Pourquoi la question de la liberté d’expression revient-elle en permanence sur le devant de la scène politique au Danemark ? Est-elle menacée ? Il est très important de comprendre le contexte et la logique très spécifiques de ce débat au Danemark. A l’origine, il y a la crise des caricatures. Depuis, le critère utilisé pour mesurer la liberté d’expression est le degré d’agressivité utilisé à l’encontre de la minorité musulmane. En gros, si on ne passe pas notre temps à insulter les musulmans du matin au soir, c’est qu’il n’y a plus de liberté d’expression. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les résultats d’une étude, récemment publiée par le magazine de la centrale syndicale LO. L’étude conclut à une généralisation de l’autocensure par les artistes danois. Ce qui est faux. On a posé des questions très ouvertes aux artistes, en leur demandant par exemple s’il leur arrivait de se limiter dans leur travail. Puis, on a interprété les réponses, comme étant la preuve que les artistes ont peur d’être victimes d’une attaque terroriste. Or c’est beaucoup plus compliqué que cela. L’autocensure peut aussi être exercée comme critère de qualité. Ce n’est pas alors de la censure à proprement parler. Mais l’aboutissement d’une réflexion sur ses propres valeurs. Les artistes se sont sentis trahis par l’interprétation qui a été faite de leurs réponses. Pourquoi le débat sur la liberté d’expression est-il toujours autant connecté à l’islam ? Parce qu’il est lié en permanence à la question de l’intégration, de l’immigration, des relations entre la majorité et les minorités … Pour vous donner une idée de la teneur du débat, prenons deux exemples récents. D’abord, les propos d’un député danois, qui a reçu une lettre d’une femme de sa circonscription, lui demandant de l’aide pour récupérer ses enfants qu’elle n’arrive pas à voir, en raison d’un conflit avec son ex-mari. Le député lui a répondu qu’elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même, puisqu’elle s’était mariée à un musulman. Interrogé par un journaliste, le parlementaire s’est défendu, en arguant que tous les musulmans étaient ainsi. Le président de l’Association pour le droit d’imprimer librement – qui se préoccupe surtout des menaces islamistes - a déclaré, dans une interview, que tous les musulmans violaient leurs filles. Il s’est suivi un débat au cours duquel un député du Parti du peuple danois (extrême droite) – un pasteur et intellectuel du parti – a ajouté que les musulmans ne faisaient pas que violer leurs filles, ils tuaient aussi leurs enfants. La direction du parti a reconnu que la formulation était malheureuse, mais a soutenu qu’il existait un problème et qu’il fallait en parler. Vous voulez dire qu’il est possible de dire tout et n'importe quoi au Danemark ? Mais oui. Deux ans avant la publication des caricatures, nous avons eu un débat très vif en Europe sur la résurgence de l’antisémitisme. A aucun moment, on n’a entendu dire que c’était une affaire de liberté d’expression. Tout le monde était d’accord pour dire que cette résurgence était mauvaise et qu’il fallait combattre l’antisémitisme. Personne n’a dit qu’il fallait défendre le droit d’exprimer des opinions antisémites. Et pourtant, lors de la crise des caricatures, c’est ce qui s’est passé. Et ce, pour des raisons politiques. Au lieu d’avoir un débat sur l’islamophobie croissante, on a choisi ce thème de défense. On a rejeté tout débat sur l’islamophobie et on a dit que c’était une question de liberté d’expression. La suite des événements a montré qu’il y avait effectivement une part de vérité. Que la liberté d’expression était en jeu. Mais on n’a pas attendu les menaces de violence pour défendre cette position. C’est une logique qui s’est établie à cette occasion et reste le schéma dominant dans lequel nous débattons aujourd’hui. Selon vous, c’est une conséquence de la situation politique au Danemark depuis 2001 ? Bien sûr. Et du fait que le gouvernement libéral conservateur, au pouvoir depuis 2001, travaille en étroite collaboration avec le Parti du peuple danois, qui a des positions semblables à celles des autres partis d’extrême droite européens, mais a réussi à se couvrir de respectabilité. Dans un tel contexte, le gouvernement ne peut pas passer son temps à condamner son allié. Il a d’ailleurs tendance à le légitimer, ce qui tourne à son avantage. Le résultat, c’est qu’on ne peut pas avoir un débat sur l’islamophobie ou le racisme au Danemark. Ce serait beaucoup trop inconfortable pour le gouvernement. Cela menacerait l’orthodoxie politique qui règne dans ce pays. Alors on parle de la liberté d’expression et des dangers qui pèsent sur elle. Mais ne voyez-vous aucun danger ? Évidemment, la tentative d’assassinat contre Kurt Westergaard représente une menace contre la liberté d’expression. Mais je ne vais pas dire pour autant qu’il s’est instauré un silence dans la critique de l’islam. Le débat reste extrêmement vif et même violent. A l’automne, deux hommes ont été arrêtés aux États-Unis, soupçonnés de préparer une attaque terroriste contre le journal Jyllands Posten. Puis, il y a eu la tentative d’assassinat de Kurt Westergaard. A aucune de ces deux occasions, les journaux danois n’ont choisi de republier les caricatures. Pourquoi ? Les rédacteurs en chef des journaux ont apporté différentes explications. Ce qui est sûr, c’est que cela n’avait rien à voir avec la liberté d’expression. Au Danemark, les gens ont enfin compris que ces dessins étaient devenus le symbole de la haine et représentaient une provocation et une humiliation pour les musulmans. Tout le monde les a vus. Tout le monde sait de quoi il s’agit. Est-ce pour autant un phénomène de censure ou d’autocensure que de ne pas les publier ? Pour moi, c’est un signe de maturité. D’ailleurs, regardez les États-Unis, qui ont une tradition de liberté d’expression bien plus établie qu’en Europe : jamais les journaux américains n’ont publié les caricatures. Qu’en déduisez-vous ? Aux États-Unis, la liberté d’expression n’est pas régulée par la législation, mais par des normes sociales. Elle ne se mesure pas par le degré d’agressivité ou de racisme exprimé. Au Danemark, au contraire, si nous ne pouvons pas publier de caricatures racistes constamment, c’est que la liberté d’expression est menacée. Y a-t-il d’autres raisons de s’inquiéter ? A l’automne, le ministère de la Défense a tenté d’interdire la publication d’un livre, écrit par un soldat d’élite. Il y a eu une tentative de censure qui n’a pas abouti, notamment parce que nous avons publié le livre dans notre journal. Cependant, à cette occasion, les dangers qui pesaient sur la liberté d’expression n’ont pas été évoqués. On a préféré parler de l’importance de préserver le secret défense, car ce cas ne rentrait pas dans le schéma du débat dominant. Toutefois, il est certain que le Danemark reste un pays où la liberté d’expression n’a pas de limite. Politiken a publié récemment un texte d’excuses aux musulmans qui ont pu se sentir offensés par les caricatures que le journal avait réimprimés en 2007. Pourquoi ? Depuis l’été 2009, l’avocat Faizal Yamani, représentant près de 100 000 descendants du prophète regroupés au sein de huit organisations nationales, demande aux journaux danois qui ont publié la caricature de Kurt Westergaard en février 2008, de ne plus le faire et de s’en excuser. Les négociations avec lui nous ont permis de mettre en pratique ce qui, nous l’avons constamment affirmé, était le grand absent de l’affaire des caricatures : le dialogue. Avec un peu plus de dialogue de la part du gouvernement danois en 2005-2006, il n’y aurait pas eu de crise internationale. Que dit l’accord ? En substance, nous exprimons nos regrets et nous nous présentons nos excuses pour avoir – ce qui est indiscutable - offensé un grand nombre de musulmans avec la réimpression de la caricature. Nous n’avons jamais eu l’intention d’offenser qui que ce soit et n’avons publié le dessin que par souci de documentation. En échange, M. Yamani et les organisations acceptent ces excuses. Ils se déclarent satisfaits et expriment dans une déclaration commune avec nous leur désir de réduire les tensions et d’établir de meilleures relations entre le Danemark et le monde musulman, ainsi que les médias danois et les musulmans. Nous sommes très satisfaits. C’est le premier exemple d’une tentative visant à mettre fin à la malheureuse affaire des caricatures, sur la base d’un accord qui respecte les valeurs des deux parties. Il est important de noter que M. Yamanai a abandonné sa demande de nous faire promettre de « ne pas recommencer », ce qui nous permet de préserver toute notre liberté pour l’avenir. Si nous réimprimions la caricature demain - ce que nous n’avons aucune envie de faire - cela ne serait pas en contravention avec l’accord. Vous avez été accusés d’avoir cédé aux pressions du monde arabe et musulman. Le journal a-t-il renoncé à sa liberté d’expression ? Comme l´accord ne limite en rien notre liberté éditoriale, l’idée d’avoir cédé à la pression est fausse. Nous souhaitions cet accord. Non pour éviter un procès, dons nous sortirions gagnants devant tout tribunal occidental, je pense. Mais pour mettre en pratique notre idée de dialogue - au Danemark et vis-à-vis du monde musulman (dans l’esprit du discours du Caire du président Barack Obama). Est-ce la mission du journal ? Oui. Nous ne sommes ni diplomate ni politique, mais un acteur responsable de la société civile. Et c’est dans cette perspective que nous prenons nos responsabilités. N’avez-vous pas créé un précédent et rendu les choses plus difficiles pour vous à l’avenir, mais aussi pour les autres journaux danois, qui sont désormais exposés à des poursuites en justice ? L’idée qu’un accord informel et symbolique expose d’autres journaux à des procès est ridicule. Cet accord ne contient aucune sanction, ne fait référence à aucun institut d’arbitrage ou à d'autres éléments juridiques. Il s’agit d’un simple échange de lettres et de textes. Le risque de poursuites en justice existe de toute manière et n’a rien de nouveau dans les relations entre les médias et les plaignants. Au contraire, nous montrons un autre chemin. Souvent, il suffit de s’écouter un peu... J´espère que d’autres médias danois feront un choix similaire. Mais cela relève de leur libre arbitre.
Publié le
Mise à jour le 20.01.2016