La Libye proroge les lois liberticides de l’ère Kadhafi

Reporters sans frontières exprime sa profonde inquiétude quant aux récentes dispositions législatives adoptées par le Parlement transitionnel libyen, le Congrès national général (GNC). A quelques jours de l’élection des soixante membres de l’Assemblée constituante prévue le 20 février prochain, l'amendement à la loi pénale voté le 5 février 2014 augure mal de l’élaboration d’une nouvelle Constitution respectueuse des libertés et des engagements internationaux de la Libye. La nouvelle Libye “libre” semble être plus loin que jamais des principes de liberté pourtant garantis par sa Déclaration constitutionnelle provisoire. Le 5 février dernier, le GNC a voté une modification de l’article 195 du code pénal, déjà hautement controversé et liberticide, qui disposait que : “Toute personne qui se permettrait de lancer ce qui peut être considéré comme une attaque contre la Révolution du Grand Fateh ou son dirigeant seront punis d’emprisonnement... La même sentence devra être appliquée contre toute personne qui insulte l’autorité populaire, un organe judiciaire, de défense ou de sécurité”. Toute personne enfreignant ces dispositions était passible d’une peine de prison allant de 3 à 15 ans pour “insulte ou atteinte aux institutions de l’Etat”. Cette loi pénale datant de l’ère Kadhafi, depuis longtemps dénoncée par Reporters sans frontières comme attentatoire aux libertés et aux engagements internationaux de la Libye, avait permis l’arrestation de journalistes, notamment Amara Al-Khitabi, rédacteur en chef du journal Al-Umma, arrêté en 2012 et emprisonné pendant près de cinq mois après avoir publié une liste de 87 juges et procureurs qu’il jugeait corrompus. L’amendement (5) 2014, voté le 5 février, dispose à présent que : “Sans préjudice de toute peine plus sévère, est passible d'emprisonnement toute personne qui énoncerait quelque chose qui constituerait un préjudice à la Révolution du 17 février.” “Sera puni de la même peine toute personne qui insulte publiquement les autorités législatives ou exécutives ou judiciaires ou l’un de leurs membres, pendant ou à cause de l'exercice des ses fonctions, ou qui insulte l'emblème de l'Etat ou son drapeau.” Cet amendement est donc en réalité la transposition pure et simple d’une loi liberticide dans un nouveau contexte. Il semble indiquer qu’en Libye, la liberté d’expression ne sera pas plus assurée à l’avenir qu’elle ne l’était sous Kadhafi. Reporters sans frontières réitère dès lors sa condamnation ferme de ce texte comme portant directement atteinte aux libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression et d’information, pourtant garantie par la Déclaration constitutionnelle provisoire comme par les engagements internationaux de la Libye. L’organisation demande en conséquence le retrait de cet article du code pénal. Cet amendement constitue une atteinte à l’article 14 de la Déclaration constitutionnelle provisoire de 2011, qui dispose que “l'Etat garantit la liberté d'opinion, d'expression individuelle et collective, de recherche, de communication, de la presse, des médias, d'impression et d'édition, de déplacement, de regroupement et de manifestation et de sit-in pacifiques en conformité avec la loi.” En outre, l’amendement adopté le 5 février dernier est contraire aux engagements internationaux de la Libye, notamment l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui prévoit que “1°) Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. 2°) Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.” Reporters sans frontières rappelle l’Observation générale No. 34 du Comité des Droits de l’homme des Nations unies selon laquelle “une réserve générale portant sur les droits énoncés dans le paragraphe 2 serait incompatible avec l’objet et le but du pacte.” Cette Observation générale ajoute que le Pacte “ne permet pas les interdictions générales de l’expression (...) d’une interprétation incorrecte d’événements du passé". Outre la critique de la Révolution du 17 Février, l’amendement criminalise les insultes aux “autorités législatives ou exécutives ou judiciaires ou un de leur membres” et à “l'emblème de l'Etat ou son drapeau”. La possibilité de critiquer ou d’être irrespectueux envers les dirigeants et le pouvoir sont pourtant essentiels à une société libre et démocratique. L’Observation générale No. 34 souligne de plus que “le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes pour une personnalité publique n’est pas suffisant pour justifier une condamnation pénale”. Les insultes aux personnalités publiques devraient être encadrées par les dispositions de l’alinéa 3 de l’article 19 du Pacte international, relatif aux restrictions à la liberté d’expression, autorisées uniquement si elles sont nécessaires “a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui” et “b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques”. De telles insultes ne peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires que si elles constituent une atteinte aux droits des personnes concernées, et non pas pour elles-mêmes. C’est sous l’angle de la diffamation qu’elles devraient être sanctionnées, et celle-ci, selon le Plan d’action des Nations Unies pour la sécurité des journalistes comme selon le Comité des droits de l’homme, devrait être dépénalisée. Le Comité rappelait que “l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée” en cas de diffamation et d’injure. Les peines prévues ici (3 à 15 ans) sont en outre clairement disproportionnées. Ces derniers développements législatifs surviennent quelques semaines seulement après l’adoption du décret 05/2014 intitulé “Au sujet de l’arrêt et de l’interdiction de la diffusion de certaines chaînes satellitaires”, sommant les ministères des Affaires étrangères, des Communications et de l’Information de “prendre les mesures nécessaires” pour interdire la diffusion de toute chaîne satellitaire dont les programmes seraient contre la “Révolution du 17 février” déstabiliseraient le pays ou provoqueraient des dissensions au sein du peuple libyen”. Reporters sans frontières avait alors demandé au gouvernement libyen de retirer au plus vite ce texte liberticide. Les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires libyens doivent œuvrer conjointement pour la mise en place d’une véritable démocratie, respectueuse des diversités en son sein, du pluralisme des idées et promouvant les libertés fondamentales de ses citoyens au lieu de légiférer dans leurs propres intérêts. Au sein de toute société démocratique les pouvoirs publics se doivent d’accepter les opinions divergentes et les critiques qui construisent et forgent le débat public et qui sont par nature d’intérêt général. Alors que la Libye s’apprête à entamer une étape charnière de sa transition démocratique, notamment par la rédaction d’une nouvelle Constitution et l’établissement d’un nouveau contrat social entre l’Etat et les Libyens, Reporters sans frontières insiste particulièrement sur le fait que les libertés qui seront garanties dans la loi fondamentale ne doivent pas être par avance vidées de leur substance par d’autres dispositions législatives. Les Constituants devront établir fermement des garanties à la liberté d’expression et à la liberté d’information, et être extrêmement vigilants afin de ne pas laisser subsister des dispositions légales liberticides, telles que celle adoptée le 5 février, qui réduiraient à néant ces libertés. Les garanties aux libertés devront être immédiatement opposables à l’Etat, et de la même manière aux autres parties non-étatiques ou aux autres parties privées. La Libye figure à la 137è position (sur 180) du classement 2014 de la liberté de l’information de Reporters sans frontières. Elle a perdu six places par rapport à l’année dernière.
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Mise à jour le 20.01.2016