La liberté de la presse à l'épreuve de la politique antiterroriste de l'administration Bush

Alors que le président américain sera en France les 26 et 27 mai prochains, Reporters sans frontières rappelle les entraves à la liberté de la presse imposées par l'Administration américaine depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Alors que le président américain Georges W. Bush a entamé le 22 mai une tournée en Europe et sera en France les 26 et 27 mai prochains, Reporters sans frontières rappelle les entraves à la liberté de la presse imposées par l'Administration américaine depuis les attentats du 11 septembre 2001 : remise en cause de la confidentialité de l'information circulant sur Internet, restrictions d'accès à la base de Guantanamo et au théâtre des opérations militaires en Afghanistan… Dans ce pays, des médias ont été bombardés et au moins cinq journalistes et collaborateurs des médias ont été menacés ou frappés par des soldats américains ou leurs alliés afghans. Aux Etats-Unis, l'échec du projet du département d'Etat à la Défense de recourir à la désinformation, ou le tollé provoqué par la décision du Président de ne plus transmettre aux parlementaires certaines informations confidentielles par crainte de "fuites" dans la presse, témoignent de la solidité de la tradition démocratique au-delà de l'émotion légitime provoquée par les attentats du 11 septembre. Autre conséquence, les Etats-Unis prétendant être un modèle en matière de respect des droits de l'homme, ces mesures sont autant de "mauvais exemples" exploités par les dictatures. En Chine, les autorités qualifient maintenant les séparatistes du Xinjiang (Ouest) de "terroristes" pour mieux justifier la répression et la fermeture de publications. Dans la politique extérieure de la grande puissance internationale, le respect des droits de l'homme est désormais relégué au second plan. Les Etats-Unis sont ainsi moins regardants sur les exactions commises en Tchétchénie par la Russie depuis que celle-ci s'est rangée derrière eux dans la lutte contre le terrorisme. Reçu par Vladimir Poutine, le secrétaire général de l'OTAN a dénoncé "le fléau du terrorisme en Tchétchénie", reprenant ainsi la terminologie officielle russe. La confidentialité de l'information sur Internet remise en cause Le 11 septembre 2001, quelques heures seulement après les attentats qui ont frappé le World Trade Center, des agents du Federal Bureau of Investigation (FBI) se sont présentés dans les locaux des fournisseurs d'accès à Internet AOL, Earthlink et Hotmail pour installer sur leur serveur le logiciel Carnivore. Ce dernier permet d'intercepter les communications électroniques de leurs clients. L'objectif de cette visite était de trouver d'éventuels indices laissés sur le réseau par les auteurs des attentats. Cette surveillance de l'information sur la Toile a été définitivement légalisée, le 24 octobre 2001, avec l'adoption par la Chambre des représentants américains du "Patriot Act". Cette loi antiterroriste autorise le FBI à brancher le système Carnivore sur le réseau d'un fournisseur d'accès à Internet pour surveiller la circulation des messages électroniques et conserver les traces de la navigation sur le web d'une personne suspectée de contact avec une puissance étrangère. Pour cela, seul l'aval d'une juridiction spéciale dont les activités sont confidentielles est nécessaire. Le texte prévoit également l'assouplissement des lois régissant les écoutes téléphoniques. Au-delà du respect de la vie privée, c'est le secret des sources des journalistes qui se trouve ainsi remis en cause par ce blanc-seing donné au FBI. De plus, les logiciels de cryptage, qui permettent aux internautes de chiffrer leur message pour en protéger le contenu, sont déjà mis à mal par le programme "Lanterne magique" ("Magic Lantern") du FBI. Envoyé par e-mail, ce virus, du type "espion de clavier", enregistre à leur insu les touches sur lesquelles frappent les internautes. Il permettrait ainsi au FBI d'identifier la clé de chiffrement des utilisateurs de logiciels de cryptage. Après les révélations de la presse à ce sujet, l'agence de renseignement américaine a démenti disposer d'un tel outil mais reconnaît travailler sur sa conception. Guerre d'Afghanistan : l'information sous haute surveillance Dès le 7 octobre 2001, date du lancement de Liberté immuable, l'opération menée par l'armée américaine en Afghanistan, le Pentagone a tenté de contrôler les images du conflit. Un contrat d'exclusivité conclu entre ce dernier et l'entreprise Space Imaging a interdit à cette dernière, de "vendre, distribuer, partager ou fournir (les images prises par le satellite Ikonos)" aux médias. Ces derniers ont dès lors été privés des images des bombardements américains prises par ce satellite civil qui fournit la meilleure résolution. Par ailleurs, une dizaine de médias couvrant les opérations militaires ont ponctuellement vu leur travail entravé par des forces spéciales américaines. Et au moins cinq journalistes et collaborateurs des médias ont été frappés ou menacés d'exécution par des soldats américains ou leurs alliés afghans. Ainsi, le 10 avril 2002, Ebadullah Ebadi, traducteur et assistant du quotidien américain Boston Globe, a été violemment frappé, sous les yeux de militaires américains, par des combattants afghans engagés aux côtés des forces spéciales US. Le Washington Post a souligné "qu'en comparaison avec des guerres récentes, le Pentagone a imposé sous Rumsfeld des contrôles plus stricts sur l'accès des journalistes à des opérations militaires et à des officiers supérieurs". Au sein même de la radio publique Voice of America, des restrictions ont été imposées. En décembre 2001, Bob Reilly, directeur de Voice of America, a demandé aux responsables de rédaction d'appliquer un texte adopté par le Congrès interdisant la diffusion par la radio "d'interviews d'officiels travaillant pour des nations qui soutiennent le terrorisme ou de représentants d'organisations terroristes". Les médias étrangers n'ont pas été épargnés. Le 12 novembre, l'armée des Etats-Unis a bombardé les locaux à Kaboul de la chaîne de télévision basée au Qatar Al-Jazira, provoquant d'importants dégâts matériels. En février 2002, le Pentagone a refusé d'ouvrir une enquête en expliquant que cet immeuble, soupçonné d'abriter des éléments d'Al-Qaida, était une cible militaire. Aucune excuse n'a été présentée à la chaîne de télévision, régulièrement accusée par l'administration américaine de trop donner la parole à Oussama Ben Laden et d'"encourager des sentiments anti-américains" au Moyen-Orient. Les installations des médias afghans sous contrôle taliban, Radio Shariat et la télévision - interdite depuis 1996 - ont pour leur part été bombardées dès octobre 2001. Accès difficile à Guantanamo Le 11 janvier 2002, des journalistes de CNN, CBS, The Army Times, notamment, ont été autorisés à photographier et filmer à Kaboul l'embarquement de vingt prisonniers pour la base militaire de Guantanamo (Cuba). Après l'envol des prisonniers, les journalistes se sont vu notifier l'interdiction de diffuser leurs images. Un porte-parole du Pentagone a expliqué qu'elles étaient contraires aux traités internationaux car "dégradantes" pour les prisonniers. Plusieurs médias ont passé outre cette interdiction. Fort de cette expérience, le Pentagone a invoqué des motifs de sécurité, quelques mois plus tard, pour interdire à la presse de couvrir le transfert des détenus du camp de X-Ray à celui de Delta, sur la base de Guantanamo. Le 26 avril, un porte-parole de l'armée a déclaré à la presse : "Notre ligne est que nous ne ferons aucun commentaire sur le transfert des prisonniers jusqu'à ce que celui-ci ait pris fin." Auparavant, un accès limité avait été imposé à la presse pour couvrir la construction de Camp Delta. La tentation de la manipulation A plusieurs reprises, l'administration du président Bush a tenté de restreindre la circulation de l'information ou de la contrôler. Une tentation qui s'est heurtée à des résistances témoignant de la solide tradition démocratique du pays. Le 5 octobre 2001, le président Bush, invoquant des motifs de sécurité nationale, donne pour instruction aux principaux membres de son gouvernement de ne plus transmettre aux parlementaires certaines informations confidentielles par crainte de "fuites" dans la presse. Quelques jours plus tôt, le quotidien Washington Post avait titré sur l'information donnée aux parlementaires selon laquelle la probabilité d'une nouvelle attaque terroriste contre les Etats-Unis était élevée. Peu après, le Président doit faire marche arrière après une vive réaction des élus. Le 19 février 2002, le New York Times révèle que le Bureau de l'influence stratégique (OSI, Office of Strategic Influence), un service du département d'Etat à la Défense, propose de recourir à la diffusion de fausses informations auprès des médias étrangers. L'administration américaine craint alors que la guerre contre le terrorisme ne soit perçue comme une guerre contre l'islam à l'étranger. Peu après le tollé provoqué par ces révélations, Ari Fleischer, porte-parole de la Maison Blanche, affirme que M. Bush ignorait tout du projet de l'OSI et a ordonné la fermeture de ce bureau au motif, selon Donald Rumsfeld, que "le Pentagone ne ment pas au peuple américain" ni "aux audiences étrangères". Le mauvais exemple Plusieurs pays autoritaires comme la Tunisie se sont emparés de la bannière antiterroriste pour mieux étouffer la presse critique, accusée de faire le jeu des poseurs de bombes. En Chine, le régime communiste a intensifié sa répression contre les publications non autorisées dans la région du Xinjiang à majorité ouïgoures, où les séparatistes musulmans sont devenus des "terroristes" financés par Oussama ben Laden. Dans cette région, l'administration chinoise aurait procédé à la saisie et à la destruction de nombreux livres et publications. Un responsable local du Parti communiste le reconnaît volontiers : "La campagne antiterroriste menée depuis le 11 septembre à l'échelle de la planète a aidé les autorités chinoises à renforcer la répression exercée contre la minorité musulmane" de cette province. En déplacement en Russie en novembre 2001, Lord Robertson, secrétaire général de l'OTAN, a déclaré à l'intention de son hôte russe qui venait de se ranger derrière les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme : "Nous voyons certainement d'un regard différent le fléau du terrorisme en Tchétchénie." Une déclaration emblématique de la relégation au second plan dans la politique étrangère américaine du thème du respect des droits de l'homme. Des propos qui confortent également la position de l'armée russe, soucieuse de mener en Tchétchénie une guerre sans témoins et qui contrôle sévèrement l'accès de la presse à cette région. Recommandations Reporters sans frontières demande au président G.W. Bush : - de respecter le caractère privé des informations circulant sur Internet, notamment en ordonnant au FBI de ne pas recourir à des logiciels espions tels que "Carnivore" et "Lanterne magique" sans un strict contrôle judiciaire ; - de respecter le principe de libre circulation des journalistes en Afghanistan et à Guantanamo, conformément à l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par les Etats-Unis; - de replacer le respect des droits des droits de l'homme au cœur de leurs relations extérieures. Reporters sans frontières demande au président J. Chirac de soutenir ses recommandations auprès de son homologue américain.
Publié le
Mise à jour le 20.01.2016