“La dépénalisation des délits de presse reste un enjeu majeur en 2012”

La fin des peines de prison et des amendes exorbitantes pour les délits de “diffamation”, “injure” ou “calomnie”, demeure l’une des étapes clés de l’amélioration générale de la situation de la liberté d’informer au sud du continent. L’Argentine et l’Uruguay ont à cet égard montré l’exemple. Le pas reste notamment à franchir en Équateur, marqué par l’affaire El Universo, en Bolivie, en Colombie ou encore au Chili. La dépénalisation devient urgente au Pérou, où une réforme du code pénale encourageante, acquise en juillet 2011, n’a toujours pas été promulguée. Les engagements formulés par le président Ollanta Humala auprès de l’Institut Presse et Société (IPYS), un peu plus d’un mois avant son élection du 5 mai 2011, seront-ils tenus ? Reporters sans frontières constate que, bien loin des volontés personnelles du chef de l’État, trop de poursuites judiciaires et de requêtes abusives continuent d’entraver la libre circulation des informations et des opinions, incitant même journalistes et blogueurs à l’autocensure. L’acharnement procédurier est particulièrement manifeste lorsqu’un article ou un reportage met en cause un homme politique, dénonce des cas de corruption ou de conflits d’intérêts, ou interroge les collusions parfois réelles entre certains représentants des forces de l’ordre et le crime organisé. Année tragique pour la presse péruvienne avec l’assassinat de trois de ses membres, 2011 retiendra également les six mois de détention du journaliste audiovisuel Paul Garay Ramírez, injustement condamné pour “diffamation” envers un procureur. D’autres affaires en attente réclament désormais que les plus hautes instances du pays tiennent leurs promesses. De leur issue dépend l’avenir de la liberté d’informer et du droit de critique. Scandales politiques
Ainsi, Gaston Dario Medina Sotomayor saura le 9 janvier 2012 en appel si se confirme sa peine de trois ans de prison conditionnelle et de 10 000 soles (3 700 dollars) de réparation civile. Employé par la chaîne de télévision Cadena Sur TV-Canal 15 et Radio Nova FM à Ica (Sud), le journaliste avait été condamné le 30 septembre 2011 en première instance, pour avoir qualifié le congressiste José Luis Elias Avalos de politicien "transfuge". Ce terme renvoie à un scandale politique révélé en 2008, lorsque des parlementaires avaient été accusés d’avoir, contre de l’argent, quitté leur parti d’origine pour rejoindre en cours de mandat Perú 2000, la formation fondée et dirigée par l’ancien président Alberto Fujimori. José Luis Elias Avalos, ancien du parti Avancemos, avait finalement été relaxé du soupçon d’avoir touché près de 100 000 dollars pour rejoindre le camp Fujimori. Dénonçant une opération bancaire et immobilière frauduleuse mettant en cause le maire de Yurimaguas (Nord) Juan Daniel Mesía Camus, Teobaldo Meléndez Fachín, directeur du programme de radio et télévision “Ribereña Noticias” a écopé, le 7 novembre dernier, d’une peine encore plus sévère pour “diffamation aggravée”. Les trois ans de prison conditionnelle qui lui ont été infligés pourraient devenir fermes s’il ne s’acquittait pas des 30 000 soles (11 000 dollars) également réclamés par la partie plaignante. Le journaliste a fait appel une semaine après sa condamnation. "Les autorités locales se croient toutes puissantes car elles ont de l’argent, alors que cet argent appartient en réalité au peuple. C’est la deuxième fois que je suis condamné pour avoir dénoncé des affaires de corruption et des opérations frauduleuses", nous a confié le journaliste, qui remarque que le juge d’abord désigné pour statuer sur son cas a été remplacé au moment où les charges de “diffamation aggravées” allaient être annulées. Directeur du bimensuel Quincenario Macro Regional Nuevo Confidencial dans la province de Chiclayo (Nord-Ouest), Norbil Vallejo Saavedra s’est vu infliger une peine d’un an de prison de ferme et d’une amende de 10 000 soles (3 700 dollars), le 3 janvier 2012. Il a fait aussitôt appel. Depuis le 3 octobre 2011, le journaliste faisait l’objet d’une plainte de David Cornejo Chinguel, propriétaire de l’université privée Institut Juan Mejía Baca, relayant des plaintes d’élèves contre la direction de l’établissement pour “escroquerie”. L’affaire met en cause le propre fils du plaignant, soupçonné d’avoir proposé à des jeunes des cursus inexistants contre de fortes sommes. Norbil Vallejo Saavedra a dit à Reporters sans frontières craindre pour la survie de son journal. Il pointe, lui aussi, les relations étroites entre l’auteur de la plainte engagée contre lui et les magistrats locaux. Satire interdite
Journaliste et blogueur, Luis Torres Montero a été condamné, le 7 décembre 2011, à une peine de deux ans de prison (ferme la première année, conditionnelle la seconde) assortie d’une amende de 155 000 soles (55 000 dollars) pour “diffamation” envers l’ancien ministre de la Défense, Rafael Rey, dans un article publié dans le journal La Primera, en avril 2010. Cet article, considéré comme une satire littéraire par le journaliste, et intitulé "Rafi Rey n’ose pas sortir du placard", fait passer Rafael Rey pour homosexuel, raison pour laquelle ce dernier a engagé la procédure. Luis Torres Montero a fait appel de la sentence le 22 décembre et attend le prochain jugement. "Cette article est une critique de cette société péruvienne peu tolérante avec les minorités, conservatrice et qui considère l’homosexualité comme quelque chose qui n’est pas naturel. En écrivant ce texte, qui est une fiction et non pas un article informatif, je voulais intégrer Rafael Rey, ancien ministre de la Défense, haut dignitaire de l’Opus Dei, à un panorama qu’il ne tolère pas", a expliqué Luis Torres Montero a Reporters sans frontières. Autre blogueur, José Alejandro Godoy, accusé de "diffamation" envers l’ancien ministre d’Alberto Fujimori, Jorge Mufarech, avait été condamné le 29 octobre 2010, à Lima, à une peine de trois ans de prison assortie d’une amende de 300 000 soles (107 000 dollars) ainsi qu’à 120 jours de travaux d’intérêt général. José Alejandro Godoy avait publié un article sur son blog, Desde el Tercer Piso, reprenant toutes les accusations portées contre Jorge Mufarech dans des scandales financiers déjà diffusées par d’autres médias, en indiquant à chaque fois les liens pour préciser les sources. Le 3 novembre 2011, son avocat, Roberto Pereira, a déposé un nouveau recours contre une sentence à la fois injuste sur le fond, contraire à la Constitution et en infraction avec la jurisprudence de la Commission interaméricaine des droits de l’homme dans trois affaires similaires. L’organisation se félicite d’apprendre que la sentence infligée à José Alejandro Godoy a été annulée le 11 janvier 2012. Le tribunal a considéré que la plainte déposée par l’ancien ministre Jorge Mufarech contre le journaliste pour "conduite délictueuse contre l’honneur" était infondée et incohérente. Farce judiciaire
La station de radio La Voz de Bagua, basée dans la localité du même nom, avait été suspendue en juin 2009 sous le faux prétexte d’ “usage illégal de fréquence” alors qu’elle bénéficiait depuis 2007 d’une concession pour un délai de dix ans. En réalité, la radio était accusée par le gouvernement d’alors d’avoir soutenu une rébellion indigène survenue ce même mois dans la région amazonienne de Yurimaguas. En août 2010, la radio, également défendue par l’avocat Roberto Pereira, avait été autorisée à revenir sur les ondes. Pourtant, sa directrice, Aurora Flores de Burgos, reste à ce jour inculpée du délit d’ "usage illégal du spectre radio électronique" et sous le coup d’une peine de quatre ans de prison ferme assortie d’une amende réclamée par le ministère public. Aurora Burgos de Flores devait être rejugée le 15 novembre 2011, après d’innombrables recours, mais la juge Marleni Urbina Quispe chargée de l’affaire ne s’est jamais rendue au procès. Comme l’a rappelé l’entourage d’Aurora Flores de Burgos, Ollanta Humala lui-même s’était ému du sort fait à la radio et à ses représentants avant d’être élu à la présidence de la République. La farce judiciaire doit prendre fin. Reporters sans frontières continuera de soutenir la campagne pour la dépénalisation des délits de presse lancée le 23 novembre dernier par l’Association nationale des journalistes du Pérou (ANP).
Publié le
Mise à jour le 20.01.2016