Jeux olympiques de Sotchi : la liberté de l'information n'est pas à la fête

Alors que les médias du monde entier affluent à Sotchi pour couvrir les Jeux olympiques d'hiver, Reporters sans frontières rappelle que les festivités s'ouvriront à un moment tournant pour la liberté de l'information dans le pays. « Derrière la façade rutilante exposée à Sotchi, une image complète de la Russie ne saurait faire l'impasse sur le combat opiniâtre des journalistes indépendants russes, confrontés à une censure et une volonté de contrôle croissantes », déclare Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. « Face à une société civile plus déterminée que jamais à faire valoir ses droits, les autorités russes s'enfoncent dans une répression tous azimuts et tentent par tous les moyens de réduire le champ de la libre information. Les Jeux olympiques ne sauraient se résumer à des décors Potemkine et éclipser cette partie cruciale pour l'avenir du pays et de la région. Ils doivent au contraire offrir à la communauté internationale une occasion unique de manifester sa présence, de faire entendre un message clair aux autorités et de soutenir concrètement la société civile », souligne-t-il.

Journalistes du monde entier, rendez-vous à Sotchi !

Une équipe de télévision norvégienne interpellée six fois en trois jours et interrogée sur ses sources ; des reporters tchèques subissant le même sort ; des journalistes interdits d'entrée sur le territoire russe... Dans les semaines précédant l'ouverture des Jeux, les journalistes étrangers les plus critiques n'ont clairement pas été les bienvenus en Russie. Mais la presse internationale ne doit pas céder à l'intimidation : de manière générale, elle n'a pas grand chose à craindre en se rendant sur place. Reporters sans frontières l'encourage au contraire à venir en masse à Sotchi pour rencontrer figures de la société civile locale, activistes et journalistes indépendants. Si ces derniers sont l'objet d'un harcèlement multiforme, ils ne risquent guère d'avoir des ennuis spécifiques pour avoir parlé à des journalistes étrangers, et peuvent au contraire trouver une relative protection dans un surcroît de notoriété. En revanche, les journalistes étrangers doivent impérativement tenir compte de la surveillance généralisée dont ils feront l'objet au même titre que les athlètes et simples citoyens. Tous leurs échanges électroniques et téléphoniques seront surveillés, enregistrés et stockés. La Russie dispose d'un système de surveillance qui n'a pas grand chose à envier à celui de la NSA, révélé cet été par Edward Snowden. S'ils tiennent à conserver leurs sources confidentielles, les journalistes étrangers de passage à Sotchi doivent garder cette donnée à l'esprit et prendre de strictes précautions. Pour les y aider, Reporters sans frontières a mis à leur disposition un « Kit de survie numérique » sur son site dédié à la lutte contre la cybercensure, wefightcensorship.org.

Un moment tournant pour la liberté de l'information en Russie

Le mouvement de contestation sans précédent de 2011-2012 a contribué à délier les langues et faire reculer l'autocensure. Mais en réponse, le Kremlin mène depuis deux ans une attaque en règle contre les secteurs les plus actifs de la société civile : opposition politique, ONG, journalistes indépendants. La Russie figure à la 148e place sur 179 dans le classement mondial 2013 de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières. Depuis le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en mai 2012, une cascade de lois répressives est venue restreindre le champ de la liberté de l'information. Les autorités disposent désormais d'un arsenal liberticide prêt à être employé le moment venu. Une liste noire de sites Internet bloqués sans décision de justice a été constituée, sur des critères qui ne cessent de s'élargir et qui incluent aujourd'hui les appels à participer à des manifestations non autorisées. La diffamation a fait son retour dans le code pénal, les notions de « secret d'Etat » et de « haute trahison » ont été élargies de façon menaçante, l'expression d'opinions séparatistes dans les médias est passible de cinq ans de prison. Au nom de la morale et de la protection de l'enfance, l'Etat définit toujours plus étroitement le périmètre de ce qu'il est possible de dire : pénalisation de la « propagande homosexuelle », de « l'offense aux convictions religieuses »... Des projets de loi actuellement en examen cherchent à pénaliser « l'offense aux sentiments patriotiques », ou encore à étendre aux médias le statut d'« agents de l'étranger » appliqué aux ONG recevant des financements internationaux. Principale source d'information de la population russe, la télévision nationale est largement contrôlée par les autorités. La chaîne indépendante Dojd, connue pour sa très rare liberté de ton et la place unique qu’elle accorde à l’opposition, est aujourd'hui menacée d'étouffement. Privée de 80 % de son audience du fait de sa suspension arbitraire fin janvier par la plupart des opérateurs nationaux, elle est en outre visée par une enquête du parquet et une vingtaine de demandes de réparations financières. Le pluralisme est plus important dans la presse écrite nationale et sur Internet, mais l'influence de ces médias est limitée. La libération médiatisée de célèbres opposants et activistes, fin décembre 2013, ne doit pas faire oublier qu'au moins deux professionnels des médias restent en détention du fait de leurs activités professionnelles : Sergei Reznik et Alexandre Tolmatchev, deux journalistes indépendants de Rostov-sur-le-Don (Sud) connus pour leurs enquêtes sur la corruption des autorités et de la justice locales. Au moins trente journalistes ont été assassinés du fait de leurs activités professionnelles depuis 2000, et l'impunité prévaut toujours dans la grande majorité des cas. En janvier 2014, le maire adjoint de Touloune (Sibérie) a été condamné à un an et dix mois de liberté surveillée pour l'assassinat du journaliste indépendant Alexandre Khodzinski en 2012. Le motif professionnel, hautement probable, n'a pas été retenu.

A Sotchi, des médias sous influence

Reporters sans frontières a publié en octobre 2013 un rapport d'enquête sur l'état de la liberté de l'information dans la région de Sotchi. Le paysage médiatique local est marqué par un grand nombre de médias privés, une blogosphère active, mais une forte autocensure et un pluralisme finalement limité. Ce paradoxe s'explique essentiellement par de puissants mécanismes de dépendance et d'intimidation des médias locaux. La quasi totalité d'entre eux reçoivent de la municipalité ou de la région d'importants subsides, qui donnent à l'administration un droit de regard très étendu sur le contenu éditorial. L'exercice du journalisme indépendant est possible à Sotchi, mais c'est un sport de combat qui demande un engagement absolu et entraîne de sérieuses conséquences : harcèlement judiciaire, précarité économique, manque de perspectives, pressions sur les proches... A Sotchi comme dans le reste du pays, les journalistes indépendants sont vulnérables face aux potentats locaux et manquent de recours face à une justice souvent biaisée. Depuis mai 2013, le journaliste indépendant Nikolaï Iarst, qui enquêtait sur un fait divers mettant en lumière la corruption des forces de l'ordre, est sous le coup d'accusations de détention de drogues montées de toutes pièces. Il aura passé plus de six mois assigné à résidence avant d'être placé en liberté surveillée en décembre. Les accusations sont si absurdes que le parquet a ordonné à trois reprises un complément d'enquête, mais le journaliste reste poursuivi. Retrouvez la série de portraits « Les autres visages de la Russie », publiée conjointement par sept organisations de défense des droits de l'homme dont Reporters sans frontières. (Photo: Morry Gash / Pool / AFP)
Publié le
Updated on 20.01.2016