"Ils m'ont demandé pourquoi je me renseignais sur les armes. C'est alors qu'ils m'ont dit que je devais quitter le pays" : Témoignage de la journaliste canado-égyptienne expulsée par les autorités

Reporters sans frontières publie le témoignage de la journaliste Heba Aly sur le déroulement de son séjour au Soudan et les conditions de son départ précipité. "Les tracasseries administratives qu'a rencontrées la journaliste rappellent, si besoin était, que l'obtention d'une accréditation officielle dans ce pays est un véritable parcours du combattant. Son expulsion est révélatrice du contrôle strict de l'information et des médias voulu par le gouvernement", a déclaré Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières.

Le 2 février 2009, la journaliste canado-égyptienne Heba Aly, travaillant depuis juin 2008 à Khartoum pour plusieurs médias internationaux, a été expulsée du territoire par les autorités soudanaises. Une semaine après cette expulsion, dernier incident d'une longue série similaire, Reporters sans frontières publie le témoignage de cette journaliste indépendante sur le déroulement de son séjour au Soudan et les conditions de son départ précipité. "Les tracasseries administratives qu'a rencontrées la journaliste pendant ses six mois de séjour au Soudan rappellent, si besoin était, que l'obtention d'une accréditation officielle dans ce pays est un véritable parcours du combattant et que l'exercice du journalisme y est particulièrement difficile. Son expulsion est révélatrice du contrôle strict de l'information et des médias voulu par le gouvernement. Nous exhortons les autorités soudanaises à ne plus faire usage de ces procédés absurdes et inutiles", a déclaré Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières. Dans un rapport publié en avril 2007, au terme d'une mission d'enquête menée sur le terrain, intitulé "Darfour : enquête sur les acteurs oubliés d'une crise", l'organisation avait déjà dénoncé le "blacklisting" pratiqué par les autorités soudanaises à l'égard de médias ou de journalistes à titre individuel et avait décrit en détail les nombreuses obstructions administratives mises en place par le gouvernement pour s'assurer une mainmise permanente sur la presse étrangère. Installation au Soudan et obstructions administratives Je suis arrivée au Soudan le 23 juin 2008, avec mon passeport canadien et un visa de tourisme accordé par l'ambassade du Soudan à Ottawa. Je me rendais dans ce pays pour un mois et demi en tant que journaliste. Je me suis immédiatement présentée au bureau des journalistes étrangers, au ministère de l'Information. On m'a délivré une carte de presse, valable un mois, qui m'autorisait à faire des interviews, des prises de son et des photos. J'ai ensuite décidé de m'installer plus durablement au Soudan. Il faut pour cela introduire une demande de séjour de longue durée auprès du Conseil national de la presse (NPPC, National Press and Publications Council), puis auprès du bureau des journalistes étrangers. Si elle est acceptée, le bureau des journalistes étrangers doit vous remettre une lettre qui permet ensuite au ministère de l'Immigration de délivrer un permis de résidence, ce qui autorise l'obtention du permis de travail auprès du ministère du Travail. En tout cas, c'est ce que j'ai cru comprendre. J'ai donc écrit une lettre au directeur du Conseil national de la presse en lui fournissant mes coordonnées, une liste des agences de presse avec lesquelles je travaille ainsi qu'une copie des contrats qui me lient à elles. Depuis ce jour, je n'ai cessé de demander mon accréditation officielle. En vain. Au début du mois de janvier, le bureau des journalistes étrangers a refusé de me donner une nouvelle carte de presse, m'expliquant qu'il devait attendre que mon permis de travail soit finalisé. Un membre du gouvernement en qui j'ai confiance m'a dit que mon nom avait été mentionné à plusieurs reprises lors des réunions du ministère de l'Information et m'a confirmé qu'il n'y avait pas de problème avec les documents que j'avais fournis. Il ne comprenait pas pourquoi le ministère ne me délivrait pas mon permis. Voyage au Darfour et fouilles aux aéroports À la fin du mois de septembre, j'ai voyagé au Darfour avec un permis de travail délivré par le gouvernement. J'ai obtenu des forces de sécurité une autorisation pour voyager en dehors de la capitale de l'Etat du Nord Darfour, El-Fasher, et me rendre dans plusieurs localités de la région, récemment bombardées par les forces gouvernementales, suite à des affrontements avec les rebelles. J'ai photographié des cratères laissés par les bombes, des hélicoptères militaires survolant la ville, et une maison qui avait été incendiée. Début octobre, alors que je me rendais à l'aéroport pour quitter le Darfour, j'ai été détenue pendant deux heures par les forces de sécurité. Ces dernières ont procédé à une fouille complète de mes affaires personnelles (ordinateur portable, dictaphone, carnet, appareil photo, téléphone, etc.). J'ai également subi une fouille au corps. Ils ont supprimé toutes les photos que j'avais prises (heureusement sauvegardées sur mon ordinateur) avant de me permettre de rentrer à Khartoum. Par la suite, j'ai reçu régulièrement des appels téléphoniques provenant d'un des agents ayant procédé à la fouille, prétendument "juste pour dire bonjour". Plus tard, le 2 décembre, alors que j'entrais dans l'aéroport de Khartoum pour prendre un vol pour le Canada, j'ai entendu un homme qui m'appelait. Il m'attendait, m'a demandé de le suivre et m'a conduite dans une arrière-salle où nous attendait un de ses collègues. Il m'a demandé mon passeport. Je lui ai donné le passeport égyptien avec lequel je m'apprêtais à partir. Ils l'ont examiné, se sont regardés et se sont dit "ce n'est peut-être pas elle". Ils m'ont demandé si j'avais un autre passeport, alors je leur ai donné le canadien. Ils ont eu l'air soulagés d'avoir finalement arrêté la bonne personne. Mes affaires ont une nouvelle fois été fouillées. Ils ont alors tenté de justifier mon interpellation par toutes sortes de raisons (enregistrement de mon passeport, absence de permis de travail, vérification de mon travail, simple procédure de routine). J'ai dû entrer le mot de passe de mon ordinateur pour qu'ils accèdent à toutes les données qu'il contient, professionnelles et personnelles. Je les ai entendus écouter les interviews que j'avais réalisées et discuter des photos que j'avais prises au Darfour. Ils ont transféré les fichiers de mon ordinateur portable vers une clé USB. "Allez en Egypte, allez au Canada, ce n'est pas notre problème. Il vous suffit de partir" Un jour de janvier, de retour au Soudan, j'ai pris connaissance du site Internet The Military Industry Corporation (http://mic.sd/english/mainen.html), évoquant une entreprise soudanaise qui produit des armes. J'ai pensé que ce sujet pouvait être intéressant, étant donné que le Soudan produit désormais lui-même des armes après en avoir longtemps importé. Je me suis même laissé dire que le pays était le deuxième plus gros producteur d'armes d'Afrique sub-saharienne, après l'Afrique du Sud. J'ai pris rendez-vous avec les responsables de l'entreprise pour le jeudi 29 janvier. Lors de ma visite, ces derniers m'ont dit qu'ils ne souhaitaient pas me fournir plus informations que celles du site Internet. Je leur ai posé des questions concernant la production et le budget de l'entreprise, mais ils sont restés très vagues. Deux jours plus tard, le samedi 31 janvier, j'ai reçu un appel à 9h30 d'un individu qui s'est présenté comme étant Mohamed Salem, de la Sécurité nationale. Il m'a dit : « Lorsque nous vous avions arrêtée à l'aéroport au mois de décembre, nous vous avions dit que nous voulions nous assurer que vous faisiez du bon travail. Et maintenant, vous revenez au Soudan et vous vous renseignez sur l'industrie de l'armement ? Nous voulons vous voir maintenant. » Une heure plus tard, j'ai retrouvé deux des hommes qui m'avaient détenue à l'aéroport de Khartoum. Ils m'ont demandé pourquoi je me renseignais sur les armes. Je leur ai expliqué que si cela posait un problème, j'allais abandonner. C'est alors qu'ils m'ont dit que je devais quitter le pays. Je leur ai expliqué que j'essayais de faire du bon travail, d'avoir un point de vue juste et nuancé sur le Soudan et que je voulais montrer une autre facette de ce pays. Ils m'ont dit qu'ils n'avaient aucun problème avec mon travail et que si cela avait été le cas, ils m'auraient arrêtée depuis longtemps. C'est le fait d'enquêter sur l'armement qu'ils jugeaient inacceptable. Ils m'ont dit : « Allez en Egypte, allez au Canada, ce n'est pas notre problème. Il vous suffit de partir. » Ils m'ont demandé mon passeport. Comme j'essayais de résister, ils m'ont menacée en me disant : « Vous nous donnez votre passeport, ou nous vous conduisons directement à l'aéroport.» Ils m'ont accompagnée à mon domicile pour aller le chercher. Je n'ai pas eu à leur indiquer le chemin, ils savaient exactement où j'habitais. J'ai réalisé qu'ils ne m'avaient jamais montré leurs badges officiels. Plus tard, j'ai appris par un membre du gouvernement qu'il n'y a aucun agent répondant au nom de Mohamed Salem au sein de la Sécurité nationale. Les dernières heures à Khartoum Nous sommes convenus que je partirai trois jours plus tard, soit le mardi. Je suis allée voir un membre du gouvernement que je connaissais et qui, pour ma sécurité, m'a conseillé d'obtempérer. Il m'a confié que, si je ne quittais pas le pays d'ici quelques jours, j'allais me faire arrêter. Après ce rendez-vous, je me suis rendue à l'ambassade du Canada pour l'informer de ma situation et lui signaler que je n'étais plus en possession de mes passeports. Puis, tard dans la nuit, Mohamed Salem m'a appelée. Cette fois-ci, son ton était nettement plus agressif. Il m'a demandé pourquoi je m'étais empressée d'aller à mon ambassade et savait également que j'étais allée voir un membre du gouvernement. Il m'a dit que je devais finalement quitter le Soudan dès le lundi. Je lui ai alors demandé qu'il me fournisse une lettre expliquant les motifs de mon expulsion. Il a refusé et m'a dit qu'on expliquerait à mon ambassade que j'avais dû partir parce que je n'avais plus de permis de travail. Le lundi soir, le consul m'a accompagnée à l'aéroport et a assisté à la remise de mes passeports devant plusieurs agents de la Sécurité nationale. J'ai demandé de nouveau que les forces de sécurité me délivrent une lettre justifiant mon expulsion, ce qu'elles ont refusé de faire. Elles m'ont dit qu'elles la fourniraient au ministère des Affaires étrangères soudanais qui est en relation avec l'ambassade du Canada, ou directement au ministère des Affaires étrangères canadien. Après le contrôle de mon passeport, j'ai été suivie par un agent des forces de sécurité. Il s'est assis à côté de moi pendant une heure et demie dans la salle d'embarquement, puis m'a suivie dans la navette. Depuis le tarmac, il m'a regardée monter dans l'avion. Le lendemain, alors que j'étais en sécurité avec ma famille en Egypte, mon téléphone soudanais a sonné. C'était Mohamed Salem. Je n'ai pas décroché. Heba Aly est diplômée de l'université Carleton d'Ottawa. Journaliste indépendante, elle collabore notamment avec l'agence Bloomberg News, un département d'informations humanitaires des Nations Unies, l'IRIN, ainsi qu'avec le quotidien américain The Christian Science Monitor.
Publié le
Updated on 20.01.2016