Etouffement programmé d’un journal d’opposition kazakh

Reporters sans frontières dénonce l’acharnement judiciaire dont fait l’objet le journal d’opposition ADAM bol. Condamné le 26 novembre 2014 à une amende exorbitante pour diffamation, l’hebdomadaire est suspendu dans le cadre d’une autre affaire, jugée à partir du 28 novembre.

Les parodies de procès entraînant la fermeture des derniers médias indépendants sont devenues habituelles au Kazakhstan, où la liberté de l’information est dans un état critique depuis deux ans. C’est désormais au tour de l’hebdomadaire d’opposition ADAM bol, fondé en octobre 2013, de faire l’objet d’un véritable acharnement judiciaire. Le 28 novembre 2014 s’est ouvert le procès du journal, poursuivi par la municipalité d’Almaty (capitale économique) pour un article sur l’Ukraine, qualifié de “propagande en faveur de la guerre”. La municipalité demande le retrait de la licence de l’hebdomadaire et sa fermeture définitive. Avant même de se pencher sur le fond du dossier, un tribunal d’Almaty a suspendu la distribution du journal, le 20 novembre, et interdit toute nouvelle publication jusqu’au verdict. Dans une autre affaire, la cour de cassation d’Almaty a condamné le 26 novembre la compagnie ADAMDAR, propriétaire d’ADAM bol, à verser cinq millions de tenge (environ 22 000 euros) de dommages et intérêts à l’adjoint de l’imam de la mosquée centrale d’Almaty. Ce dernier avait porté plainte en diffamation contre le journal en raison d’un article publié en février, intitulé “Le front kazakh de la guerre en Syrie”. La peine initiale, fixée à 2,5 millions de tenge (environ 11 000 euros), avait été ramenée en appel à 500 000 tenge (environ 2 200 euros). Montant que la Cour de cassation vient de multiplier par dix. “La suspension conservatoire d’ADAM bol et sa condamnation à une amende exorbitante sont autant de peines disproportionnées qui risquent d’asphyxier économiquement ce journal, estime Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale chez Reporters sans frontières. Si l’on y ajoute les multiples vices de procédure constatés, il est clair que l’hebdomadaire n’est que la dernière victime en date de la campagne d’éradication des voix critiques menée par les autorités. Nous exhortons la justice à faire pour une fois preuve d’indépendance et à respecter le droit d’ADAM bol à un procès juste et équitable.” L’article qui vaut au journal d’être suspendu a été publié fin août. Il s’agit d’une interview de l’activiste politique Aïdos Sadykov, intitulée “Nos compatriotes dans une guerre étrangère”, et qui aborde la création d’un “bataillon international” pour participer aux opérations de l’armée ukrainienne dans le Donbass. Aïdos Sadykov est co-président de la Ligue internationale “Maïdan”. Il a émigré en Ukraine avec sa famille en avril 2014 après que sa femme, Natalya Sadykova, une journaliste d’opposition, a été accusée de diffamation par un ancien député. Elle risquait jusqu’à trois ans de prison. La mesure de suspension conservatoire d’ADAM bol a été prise en l’absence de membres de la rédaction, qui ignoraient qu’une plainte avait été déposée. Les journalistes ont assisté avec surprise à l’arrivée d’huissiers dans leurs locaux, sans aucun mandat officiel, le 20 novembre. Ils ont dû attendre plusieurs heures avant d’avoir entre les mains la plainte déposée contre ADAM bol. Les 16 000 exemplaires qui devaient être distribués le lendemain ont été confisqués dans la soirée. La direction de l’imprimerie a également fait savoir que toute tentative de mettre sous presse de nouveaux tirages serait lourde de conséquences. La page Facebook d’ADAM bol est actuellement bloquée. Les articles relatant ces événements ont eux aussi été rendus indisponibles quelques jours sur divers sites d’information tels que celui de Radio Azattyk, et même sur le site de l’organisation de défense de la liberté d’expression Adil Soz. Selon Guljan Ergalieva, fondatrice et rédactrice en chef d’ADAM bol, un fonctionnaire local n’aurait pas eu les moyens d’une telle démonstration de force. Elle suggère que de hauts fonctionnaires kazakhs, mais aussi peut-être russes, pourraient être à l’origine de la procédure. La journaliste n’en est pas à son coup d’essai. Elle a déjà subi un acharnement kafkaïen alors qu’elle dirigeait la rédaction des portails d’information ADAM reader’s en 2011, puis guljan.org en 2012. Lors de l’audience préliminaire du 28 novembre, les plaignants n’ont pas su préciser quelles phrases en particulier faisaient la “propagande de la guerre”. Toutes les requêtes de la défense ont été rejetées. La prochaine audience se tiendra le 5 décembre. La crise ukrainienne effraie le régime autocratique du président kazakh Noursoultan Nazarbaïev, qui y trouve un nouveau prétexte pour parachever son entreprise d’extinction du pluralisme. La chasse aux dernières voix critiques continue, par l’intermédiaire d’une justice aux ordres, depuis la fermeture des principaux médias d’opposition nationaux en décembre 2012. Ces derniers mois, les hebdomadaires d’opposition Pravdivaïa Gazeta et Assandi Times ont tour à tour été frappés d’interdiction sur des prétextes fallacieux. Le Kazakhstan figure à la 161e place sur 180 pays dans le Classement mondial 2014 de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. (Photos : Kazis Toguzbaev - RFE/RL / Madina Kuanova - Novaya Gazeta)
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Updated on 20.01.2016