Bélarus

Seul espace de liberté encore préservé, Internet vient d’être mis en coupe réglée par un décret gouvernemental en juillet 2010. La mort suspecte d’un journaliste en ligne a traumatisé la profession. A l’approche des élections, puis pendant les manifestations ayant suivi la réélection contestée de Loukachenko, « dernier dictateur d’Europe », la société civile a vu la répression s’exercer à la fois « hors ligne », contre manifestants et journalistes, et en ligne, via blocages, cyberattaques et manipulation.

Mise en place d’un filtrage du Net
Le décret numéro 60, adopté en février 2010 et intitulé « Sur les mesures pour améliorer l’utilisation du réseau national d’Internet », est entré en vigueur le 1er juillet 2010. Il établit notamment un contrôle étendu des contenus sur Internet et encadre les possibilités d’accès au réseau. Il impose aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de s’enregistrer auprès du ministère de la Communication et de lui fournir les éléments techniques des réseaux, systèmes et ressources d’informations Internet bélarusses. Ce décret oblige également les supports d’accès à Internet (ordinateurs, téléphones portables) à être identifiés par les FAI. De même, chaque usager surfant sur Internet depuis un cybercafé ou en utilisant des connexions partagées par plusieurs personnes (ex : dans un immeuble en copropriété) devra décliner son identité. Chaque connexion sera enregistrée et conservée pendant un an. Cette mesure cherche à dissuader les citoyens de continuer de s’informer auprès de sites indépendants ou d’opposition. Le décret prévoit enfin la création d’un Centre opérationnel et analytique (OAC) rattaché à la présidence, chargé de surveiller tout contenu avant diffusion sur Internet. Cette mesure institue clairement une censure au sommet de l’Etat. Toute demande du centre de fermer un site devra être mise en œuvre par le FAI concerné dans les 24 heures. Toute contestation de la fermeture d’un site pourra être portée devant la justice. Le ministère de la Communication et de l’Information a préparé une nouvelle réglementation, entrée en vigueur le 1er juillet, qui met en place un système de filtrage pour contrôler l’accès à des sites considérés dangereux, notamment des sites "extrémistes" ou liés aux trafics d’armes, de drogue ou d’êtres humains, ainsi qu’à la pornographie ou appelant à la violence. Les sites incriminés seront bannis sur décision du ministère de la Communication, du Comité de contrôle d’Etat, du Centre analytique et opérationnel, et seront rendus inaccessibles depuis les organisations publiques, les entreprises d’Etat et les cybercafés. Ils pourraient aussi être bloqués pour le reste des internautes par les fournisseurs d’accès à Internet. Ces derniers avaient jusqu’au 1er septembre pour se procurer l’équipement technique nécessaire. Pressions croissantes sur les médias à l’approche de l’élection présidentielle
Les campagnes d’intimidation envers journalistes et dissidents se sont intensifiées à l’approche de l’élection présidentielle de décembre 2010. Blocages et pressions à la suite de l’entrée en vigueur du décret n°60
Le 6 juillet 2010, le site Internet de Vitebsky Kuryer a été bloqué par Beltelecom, l’opérateur national de télécommunications appartenant à l’Etat, qui contrôle la bande passante. Le site ne s’était pas enregistré auprès des autorités pour des raisons idéologiques. Il a été rendu inaccessible en vertu du décret n°60. Il a dû migrer sur une autre plateforme. Le site d’informations en ligne de la ville de Vileika a été bloqué pendant plusieurs jours suite à une enquête de police sur certains commentaires postés par des internautes. Le 1er juillet, la police a interrogé Mikalai Susla, l’un des utilisateurs du site, et lui a confisqué son ordinateur, le soupçonnant d’être le directeur du site. Selon ce dernier, le site avait été bloqué à cause de critiques envers la politique locale et gouvernementale. Il dénonce un lien entre ces poursuites et l’entrée en vigueur du décret 60. Le 1er juillet 2010, Natalia Radzina, rédactrice en chef du site d’opposition charter97.org, a, de nouveau, été interrogée par la police, à Minsk, dans le cadre de poursuites judiciaires suite à un commentaire sur son site Internet. Elle subissait son quatrième interrogatoire en quatre mois. Par ailleurs, le 23 juin 2010, neuf activistes du Nazbol (Parti national bolchevique) ayant manifesté sans autorisation sur la place de la Liberté, à Minsk, avec des panneaux et des t-shirts sur lesquels était inscrit « Liberté d’Internet », ont été arrêtés et jugés coupables "d’avoir violé la procédure d’organisation des manifestations". Le leader, Yawhen Kontush, a dû payer une amende de 875 000 roubles biélorusses (236 euros). Les autres participants ont été condamnés à une amende de 175 000 roubles (47 euros) chacun. Les données personnelles de journalistes mises en danger
Un responsable de la police a autorisé, en avril 2010, l’accès des experts informatiques de la police aux comptes email et aux conversations Skype de plusieurs journalistes indépendants, dont les ordinateurs avaient été saisis au cours d’une perquisition, le 16 mars 2010, dans les locaux des médias concernés et aux domiciles des journalistes. Ce, en raison de poursuites en diffamation intentées par un ancien haut responsable du KGB, Ivan Korzh, contre des proches de policiers condamnés dans le cadre d’une affaire de chasse illégale. Natalia Radzina, Svyatlana Kalinkina et Maryna Koktysh du journal Narodnaya Volya, proches de l’opposition, ainsi qu’Iryna Khalip du quotidien russe indépendant Novaïa Gazeta sont concernées. L’accès par les autorités aux emails et chats des journalistes constitue une grave atteinte, à la fois à l’intégrité des modes de communication des professionnels des médias et au respect de la vie privée. De telles méthodes mettent en danger les sources de ces reporters. Les autorités sont en particulier intéressées de pouvoir identifier et surveiller les collaborateurs de Charter 97. L’enquêteur Alyaksandr Puseu a expliqué à Natallya Radzina qu’ils n’avaient pas trouvé de documents liés à cette affaire de diffamation dans les ordinateurs saisis mais plus de 3000 articles utilisant le mot-clé “diktatura” (dictature). La journaliste a été interrogée en détails sur la manière dont le site fonctionne. En 2009, Ivan Korzh avait porté plainte, tentant d’obtenir le retrait d’un article paru sur Charter97.org et intitulé : “Des proches de policiers arrêtés se plaignent de la dictature”. L’impunité propice à l’autocensure
Le 3 septembre 2010, Oleg Bebenine, journaliste de Charter 97 connu pour ses critiques du pouvoir en place, a été retrouvé pendu dans sa maison de campagne, près de la capitale Minsk. La thèse officielle du suicide est réfutée par ses proches et ses collaborateurs, qui y voient un crime politique. Des journalistes couvrant cette affaire ont reçu des menaces de mort. L’Association des journalistes bélarusses (BAJ), organisation partenaire de Reporters sans frontières et lauréat du prix Sakharov en 2004, a adressé des courriers au ministre de l’Intérieur et au procureur général, en réclamant une enquête objective et transparente. A ce jour, l’impunité continue de régner dans cette affaire, participant au lourd climat d’intimidation contre les professionnels des médias et les incitant à l’autocensure. Manifestations contre la réélection de Loukachenko : tentatives de blocage de l’information
Le président du Bélarus, au pouvoir depuis 16 ans, a été officiellement réélu à l’issue des élections de décembre 2010, qualifiées par les observateurs internationaux de non démocratiques. Le 19 décembre 2010, des manifestations de mécontentement se sont déroulées dans Minsk, après l’annonce de la victoire du président sortant avec près de 80 % des suffrages. Des rassemblements violemment dispersés alors que plus de 600 personnes, dont une trentaine de journalistes, étaient arrêtées. Les pressions se sont également accentuées sur Internet et les communications mobiles. Ces dernières ont été rendues extrêmement difficiles le 19 décembre vers 20 heures dans le pays. Quant aux sites d’opposition ou d’information indépendants, nombre d’entre eux ont été victimes d’attaques DDoS, les rendant inaccessibles ou de l’apparition de pseudo-sites, « contrefaits », diffusant des informations erronées, et vers lesquels les visiteurs étaient redirigés. Ainsi, des sites portant des noms similaires mais enregistrés en « .in », sont apparus pour charter97.org, ainsi que pour Belaruspartisan et Gazetaby, ou encore le journal Nasha Niva. Les plateformes de blogs comme Live Journal, très populaire, ont connu des difficultés de fonctionnement dès le 19 décembre. Le 20 décembre au petit matin, les forces spéciales ont pénétré dans les locaux du site charter97.org, dont plusieurs membres ont été arrêtés par le KGB. La rédactrice en chef, Natalia Radzina, a été blessée à la tête par des policiers, le 19 décembre. Libérée fin janvier 2011, mais placée en résidence surveillée, elle est toujours poursuivie pour « participation à des émeutes » et encourt à ce titre des peines pouvant atteindre jusqu'à 15 ans d’emprisonnement. Poursuites des représailles et solidarité internationale pour les voix critiques
La répression a continué de s’abattre sur la société bélarusse dans les semaines qui ont suivi la contestation. Plusieurs cas inédits d’assignation en résidence surveillée, avec installation d’agents des services de sécurité au domicile des opposants, et mesures d’isolement sérieuses, ont été constatés. Certains ont alors été empêchés d’avoir accès à Internet, et de regarder les journaux télévisés. Devant l’ampleur de la contestation, le célèbre dissident et homme politique polonais Lech Walesa a, de son côté, prédit que les Bélarusses allaient utiliser les nouvelles technologies pour suivre l’exemple tunisien et démettre le président Alexander Loukachenko de ses fonctions. En attendant, la communauté internationale multiplie les déclarations de soutien envers la société civile bélarusse. L’Union européenne et les Etats-Unis ont pris, début 2011, de nouvelles sanctions contre Minsk, imposant des gels d’avoirs et des interdictions de visas au président du Bélarus et à plus de 150 de ses proches. L’Estonie, un Etat balte qui s’illustre dans le domaine des technologies, a déclaré en janvier 2011 être prête à mettre sa cyberexpertise au service des opposants bélarusses, pour leur apprendre « comment gérer leurs sites Internet et les protéger contre les cyberattaques ». Le centre de défense en cybersécurité de l’OTAN est basé en Estonie. Faisant preuve d’innovation dans leurs actions de mobilisations en ligne, les militants des droits de l’homme sont souvent déjà rompus à certaines techniques de contournement de la censure et de protection de leurs données. Cependant, face à un pouvoir décidé à ne rien lâcher, l’aide internationale peut s’avérer précieuse pour les internautes bélarusses.
Publié le
Mise à jour le 20.01.2016