Avancées judiciaires cruciales mais accès à l’information encore insuffisant dans les anciens pays du Plan Condor

Nombreux sont les journalistes à figurer parmi les victimes des dictatures militaires de six pays d’Amérique du Sud (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay) coalisées, dans les années 70 avec l’appui des États-Unis, au sein de l’alliance répressive dite “Plan Condor”. En saluant les avancées judiciaires et législatives cruciales survenues dans certains de ces pays cette semaine, Reporters sans frontières plaide pour un plus large accès à l’information concernant cette période. L’organisation accueille, à cet égard, avec beaucoup d’espoir, la mise en place annoncée d’une commission d’enquête commune aux États membres du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) pour faire toute la lumière sur les années du Plan Condor. Argentine
Journalistes, éditorialistes et écrivains, ils sont 112 à avoir perdu la vie ou “disparu” durant la période comprenant la présidence d’Isabel Martínez de Perón (1974-1976) et la dictature militaire (1976-1983). Rodolfo Walsh, enlevé et disparu le 25 mars 1977, est la figure la plus connue de ces gens de presse victimes de la terreur d’État en raison de leur métier, de leur engagement politique et de leurs options éditoriales. Cette liste macabre compte aussi des personnalités étrangères comme l’homme politique et journaliste uruguayen Zelmar Michelini, assassiné en mai 1976 à Buenos Aires, ou l’italo-américaine Toni Agatina Motta, disparue dans la même ville en octobre 1980. “C’est avec une très grande satisfaction que nous accueillons la condamnation par le Tribunal oral fédéral N°5 de Buenos Aires, le 26 octobre 2011, de seize des dix-huit anciens militaires poursuivis pour les pires violations des droits de l’homme jamais commises dans cette région du monde. Les assassins de Rodolfo Walsh et de tant d’autres individus, dont les anciens capitaines de marine Alfredo Astiz et Jorge Acosta - condamnés à perpétuité - ont enfin reçu le châtiment que toute une population, mais aussi des familles à l’étranger, attendaient depuis trop longtemps”, a déclaré Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières. “Un acte judiciaire de cette importance n’aurait pas été possible sans la longue mobilisation de la société civile, qui doit pouvoir accéder, en retour et dans les pays concernés, à toute l’information sur une période encore si présente dans les esprits”, a-t-il ajouté. Cette exigence engage également le gouvernement des États-Unis qui a commencé à ouvrir ses archives, en juin 1999, sous la présidence de Bill Clinton. Uruguay
Le pays aurait pu manquer définitivement son rendez-vous avec la justice si n’avait été votée par le Congrès, le 27 octobre 2011, une nouvelle loi rendant imprescriptible les crimes commis sous le régime civico-militaire (1973-1985). Il était plus que temps, le délai de prescription arrivant à échéance le 1er novembre prochain. Ce pas législatif fait écho à la décision du président José Mújica, en juillet dernier, d’autoriser la réouverture de 80 enquêtes sur des crimes commis pendant la dictature. Ce processus restait nettement entravé par la loi d’amnistie dite de “caducité”, ratifiée à deux reprises par referendum en 1989 et 2009, déclarée par deux fois anticonstitutionnelle depuis et passée à une voix près de l’annulation au Congrès en mai dernier. La loi d’imprescriptibilité constitue un signal fort en direction de la justice. Le sera-t-elle également pour un travail d’information qui se heurte encore trop souvent au silence et au refus de coopérer de l’actuelle institution militaire ? Toute la question est là, d’après Roger Rodríguez, spécialiste du sujet et victime, il y a peu, d’une abjecte campagne de menace sur Internet ourdie par d’anciens militaires et leurs proches. “La loi doit encore être promulguée et ne pas être déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême de justice. L’État doit déclassifier les archives de la dictature. Il faut trouver une formule pour rompre ce pacte du silence militaire”, a expliqué le journaliste à Reporters sans frontières. Brésil
Le chemin de la justice paraît encore plus loin au Brésil, où la loi d’amnistie de 1979, à nouveau validée en 2010 par le Tribunal suprême fédéral (STF), rend intouchables les militaires auteurs de crimes commis sous la dictature (1964-1985). L’impunité doit-elle demeurer éternellement pour les assassins de journalistes, comme le directeur de TV Cultura Vladimir Herzog, séquestré et torturé par la police militaire à São Paulo en octobre 1975 ? Tout en redoutant la réponse à cette question, Reporters sans frontières salue, dans son principe, l’approbation par le Sénat, le 25 octobre, d’une loi d’accès à l’information encore à promulguer mais qui pourrait permettre d’accéder à des données jalousement conservées depuis l’époque par différentes institutions, dont l’armée. La nouvelle législation prévoit, en particulier, un délai de classification de 25 ans pour les documents “ultrasecrets”, de 15 ans pour les documents “secrets” et de 5 ans pour les documents “réservés”. “Après le projet ‘Mémoires révélées’ mis en place sous la présidence Lula, cette loi d’accès à l’information constitue une autre étape encourageante vers la vérité, à défaut de la justice. Néanmoins, nous craignons que de nombreuses archives majeures et considérées comme ‘ultrasecrètes’ fassent l’objet, selon les termes de la nouvelle loi, d’une classification renouvelée pour un autre délai de vingt-cinq ans. Cette clause constitue une entrave évidente à la possibilité d’utiliser ces pièces dans une éventuelle procédure judiciaire et à celle de les publier. Nous espérons que cette disposition particulière fera l’objet d’un veto de la présidente Dilma Rousseff”, a souligné Reporters sans frontières qui prend acte de l’approbation, toujours au Sénat et au même moment, du projet de création d’une Commission de la vérité sur les violations des droits de l’homme à l’époque militaire. Chili
D’autres progrès judiciaires sont toujours en attente au Chili, où sept anciens militaires sont, depuis le 26 octobre, formellement accusés de l’assassinat de trois ressortissants uruguayens aux premières heures de la dictature (1973-1990). “Reporters sans frontières profite de ce moment pour rappeler que l’héritage Pinochet, loin d’avoir disparu, fait aujourd’hui l’objet d’une vaste contestation au sein de la société chilienne, qu’exprime notamment le mouvement étudiant. Cet héritage-là concerne, et de près, un paysage médiatique marqué par une grave insuffisance d’équilibre pluraliste. Il est temps de refonder cet espace informatif”, a conclu Reporters sans frontières. N.B.
- Concernant la dictature au Paraguay (1954-1989), Reporters sans frontières recommande la consultation du nouveau Musée Virtuel ouvert cette année par le Centre d’informations et de ressources pour le développement (CIRD). - Pionnière avec l’Argentine en matière d’accès à l’information, la Bolivie avait, quant à elle, procédé à l’ouverture d’archives de la dictature du général García Meza (1980-1981) dès mai 2010.
Publié le
Updated on 20.01.2016