60 ans de presse et de répression des médias

Les autorités chinoises, fortes d'une puissance restaurée, ont décidé de célébrer les 60 ans de la République populaire de Chine avec feux d’artifice et défilés militaires. Mais il est également important de dresser un bilan de cette période, pour les médias chinois, et au nom du droit des citoyens à être informés. Reporters sans frontières a voulu participer, à sa manière, à cet anniversaire, en choisissant quelques dates éclairant sur l'évolution de la presse en Chine. Ces soixante dernières années ont été difficiles pour les journalistes, tant le régime maoïste a souhaité faire des médias de simples outils de propagande. Aujourd'hui, journalistes et blogueurs ne sont plus sous l'emprise totalitaire, mais la censure n'a jamais cessé. Le Parti communiste continue d'exercer un contrôle direct sur l'agence de presse Xinhua, les journaux tels que le Quotidien du Peuple ou le groupe de télévision CCTV. Avant la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, les médias chinois bénéficiaient d'une certaine liberté. L'arrivée de Mao Zedong au pouvoir a mis fin au pluralisme des opinions et aux médias privés. Bien entendu, les journalistes chinois avaient déjà dû affronter la censure des partis politiques, notamment le Kuomintang, ou des occupants japonais, mais le Parti communiste chinois a mis fin à une liberté de la presse en germe. L'année 1949 marque indubitablement un coup d'arrêt à la liberté éditoriale. Jusqu'à la mort de Mao Zedong, en 1976, les intellectuels, notamment les journalistes, ont vécu dans la peur de la répression arbitraire orchestrée par le régime. Le bilan humain est effrayant, avec de nombreux journalistes tués ou "suicidés". Surtout la population a subi pendant plusieurs décennies une "propagande abrutissante". Certains journalistes ont toutefois participé activement à la défense acharnée du Parti, renonçant à l'éthique professionnelle. Depuis le début des réformes économiques, le bilan est beaucoup plus contrasté. La situation des journalistes s'est globalement améliorée. Toutefois, ce n'est pas le régime qui a gracieusement octroyé plus de liberté, mais plutôt les journalistes qui l'ont conquise, souvent au risque d'être limogés ou emprisonnés. Depuis la fin des années 1990, Internet représente un nouvel horizon pour les journalistes et les blogueurs. Un outil révolutionnaire pour faire pression sur les autorités nationales et locales. Mais cette nouvelle technologie est également devenue un formidable outil de propagande. Avant le 1e Octobre : une ouverture pour les médias Les médias modernes en Chine, sur le modèle de l'Occident, ne sont apparus que dans les années 1890. Les premiers journaux chinois étaient dirigés par des étrangers, en particulier des missionnaires et des hommes d'affaires. De jeunes étudiants chinois progressistes, qui ont été initiés au journalisme à l'étranger, ont également importé les techniques de reportage. A la suite du mouvement du 4 mai 1919, qui a vu des intellectuels chinois appeler à une démocratisation et à une modernisation de la jeune république, sont apparues des publications critiques à l’égard du parti nationaliste au pouvoir, le Kuomintang (KMT). Les journaux se risquaient à aborder des sujets divers, notamment les droits de l’homme, le code pénal, la peine de mort et les réformes administratives. Mais l'hostilité du Kuomintang à l'encontre d'une trop grande indépendance des journaux a provoqué de nombreuses tensions dans les années 1930. Même si la censure a existé dans la première moitié du vingtième siècle, la presse en Chine a alors connu une indubitable libéralisation due à la faiblesse de l’Etat, conjuguée à l’influence des puissances occidentales présentes dans les concessions territoriales. Le journal Dagongbao, dirigé par Zhang Jiluan jusqu’en 1941, est un exemple de cette presse moderne et indépendante, critique envers certaines décisions du Kuomintang, sans être pour autant affiliée ni aux communistes ni au Japonais. 1949 : l’instauration de l’appareil de propagande Le rôle et le pouvoir des journaux consistent en leur capacité à présenter la ligne du Parti, les politiques particulières, ses objectifs et ses méthodes de travail auprès des masses dans la plus efficace et rapide des façons." Voici comment le président Mao Zedong résume, en 1961, la mise sous tutelle des journalistes, mais également des intellectuels, au projet communiste. Après avoir mis en place, au temps de la résistance, des médias de propagande, Mao Zedong reproduit à Pékin et dans toute la Chine un modèle léniniste de presse. Comme l'a souligné le chercheur français Alain Peyraube : "Le rôle politique et idéologique (…) des principaux moyens de communication de masse (presse, radiodiffusion, télévision, affiche, cinéma) est primordial." Dès l'établissement de la République populaire, en 1949, les médias ont été conçus comme devant être "non seulement un propagandiste collectif et un agitateur politique, mais encore un organisateur" de la société. Soixante ans plus tard, le Parti communiste chinois (PCC) reste attaché à la théorie de la "ligne de masse» (mass line), développée par Mao. Les dirigeants du PCC gouvernent les masses. N'étant pas élus par le peuple, ils ne sont pas responsables devant celui-ci, mais devant le Parti. Lorsque la théorie est appliquée au journalisme, la presse devient le moyen de communication du haut vers le bas, un outil utilisé par le Parti afin d'"éduquer" les masses et de mobiliser la volonté populaire vers le socialisme. Ainsi, les médias de masse ne sont pas autorisés à couvrir les processus internes de l'élaboration de la politique du pays, en particulier les débats au sein du PCC. La presse chinoise officielle est à la fois la "bouche et la langue" du PCC, mais également ses yeux et ses oreilles. Ainsi, de nombreux rapports écrits par des journalistes de Xinhua ne sont jamais publiés, mais seulement envoyés aux dirigeants. Le journalisme chinois, sous la direction du PCC, a connu quatre phases de développement. La première période a commencé avec la fondation de la Chine populaire en 1949 et s'est terminée en 1966, avec le début de la Révolution culturelle. Durant ces années, la propriété privée des journaux a été supprimée et le parti unique a supprimé le pluralisme, en imposant des organes de propagande forts, notamment Xinhua. Le contrôle centralisé des médias s'est intensifié au cours du Grand Bond en avant, mettant l'accent sur le conflit de classes et entraînant des distorsions de la réalité gravissimes. De fait, des millions de paysans chinois sont morts de faim en partie à cause des rapports biaisés de la presse qui incitaient à se concentrer sur l'industrie. 2 mai 1956 : "Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent !" Dans un discours, Mao Zedong lance les Cent Fleurs, un mouvement d’ouverture, qui s'est suivi d’une répression contre les intellectuels. Cet exemple est significatif de l’utilisation de la presse dans le projet maoïste. En effet, c’est par elle que les deux mouvements, celui des Cent Fleurs et son corollaire, le mouvement antidroitier, seront lancés. Avec son premier discours, la menace qui pesait jusqu’alors sur les journalistes semblait se lever partiellement. Ainsi, les intellectuels étaient encouragés par Mao Zedong lui-même à critiquer le Parti afin de l’améliorer. Le Quotidien du Peuple annonçait dans la foulée qu’il couvrirait à la fois les pays socialistes et capitalistes, sur tous les sujets "qu’ils soient plaisants ou non". Autre signe d’ouverture : le directeur de Xinhua s'est rendu à Londres et à Paris afin de s’inspirer des méthodes de travail des agences européennes. Un éditorial du Quotidien du Peuple s'est risqué à dénoncer la précipitation des dirigeants politiques « à tout faire en une nuit ». Le 17 mai 1957, à la prestigieuse université de Pékin, a été placardé le premier « dazibao », qui appelait à la création d’"un jardin démocratique". Cette affiche, où l’auteur exprime en quelques grands caractères son point de vue, allait bientôt devenir un outil récurrent du Parti pour encourager les masses, et plus tard de la société civile, pour exprimer des doléances. Cette période de tolérance ne dure pas. Le contre-mouvement, la campagne antidroitière, a été lancé à partir de juin 1957. Dans un éditorial du 8 juin, le Quotidien du Peuple a alors dénoncé « ceux qui veulent se servir de la campagne de rectification (celle des Cent Fleurs) pour mener une lutte des classes ». Au final, ce seront presque 400 000 "droitiers", dont de nombreux journalistes et intellectuels, qui seront envoyés en camp de rééducation. 10 novembre 1966 : aux origines de la Révolution culturelle : un article du Quotidien du Peuple Considéré comme le point de départ de la Révolution culturelle, l’article intitulé "A propos du révisionnisme historique", a soudainement dénoncé le caractère hérétique de la pièce de théâtre "Hai Rui", écrite par l’historien Wu Han, en 1961. Selon l’auteur de l’article, Yao Wenyuan, qui n’était autre que le directeur du Département de la propagande, Wu Han était coupable d’avoir implicitement critiqué le maoïsme. Wu Han est arrêté et exécuté trois ans plus tard. Sa femme est poussée au suicide. Et leur fille finira dans un hôpital psychiatrique, où elle se suicidera également en 1976. Avec cet article contre une œuvre littéraire, les maoïstes, et le dictateur lui-même, lancent la Révolution culturelle qui va faire disparaître pendant plus d'une décennie tout débat dans la presse. Le délire totalitaire pousse les journalistes à un culte de la personnalité du dictateur Mao Zedong, tandis que les écrivains et certains journalistes suspectés d'être attachés à l'"ancienne Chine" sont pourchassés, internés, humiliés ou assassinés. Hiver 1988 : diffusion du documentaire « Elégie du fleuve » (Heshang), subtilement critique du Parti Dans les années 1980, un vent de libéralisation a soufflé sur la Chine. Certains journalistes ont su en tirer parti. Ainsi, la diffusion en plusieurs parties sur la chaine officielle CCTV, pendant l’hiver 1988, du documentaire "Elégie du fleuve" a témoigné de cette relative liberté retrouvée. "Elégie du Fleuve" dressait une analogie entre le fleuve Jaune, berceau de la civilisation chinoise, au cours maintenant desséché, et la situation de la Chine également desséchée du fait de l’isolation et du conservatisme de ses dirigeants. Selon les auteurs, la solution devait venir de l’ouverture vers l’océan, symbole du Japon et de l’Occident. Pourtant, alors que le programme devenait très populaire, le gouvernement a décidé l’arrêt de sa diffusion. De fait, le documentaire était l’un des signes annonciateurs tant de l’audace dont feront preuve les étudiants quelques mois plus tard pendant le mouvement de la place Tiananmen, que de la prise de conscience par le Parti lui-même qu’une trop grande liberté d’expression pouvait menacer sa légitimité. Après les événements de Tiananmen, le scénariste du documentaire, Su Xiaokang (http://www.randomhouse.com/knopf/authors/xiaokang/index.html), a dû s’exiler à Hong Kong, tandis que certains membres de l’équipe ont été arrêtés. 26 avril 1989 : un éditorial du Quotidien du Peuple ridiculisant les manifestants met le feu aux poudres A la mort de l’ancien secrétaire général Hu Yaobang, le 15 avril 1989, des milliers d’étudiants ont manifesté pacifiquement à Pékin, témoignant de leur attachement à cette figure de la modernisation à la chinoise. Il avait été limogée en 1987 pour avoir été trop réformiste. Cherchant à minimiser, voire à ridiculiser les manifestations étudiantes, le Quotidien du Peuple dénonce, dans un éditorial le 26 avril 1989, « le caractère anormal (…) d’une très petite poignée de personnes » http://bbs.service.sina.com.cn/thread-9-0/tree-161351-1821-11132-.html. « Le but de cette petite poignée de personnes était de semer la confusion dans le cœur du peuple chinois et le désordre dans le pays, d’en finir avec la stabilité et l’unité du pays. » Mais en humiliant les étudiants, la condescendance du texte, loin de calmer les revendications, les attisa. A l’instar de Zhao Ziyang, limogé juste avant le massacre du 4 juin, puis placé en résidence jusqu’à la fin de sa vie, les réformistes du Parti ont cherché en vain à faire réviser l’éditorial et à initier un dialogue avec les étudiants. Mais la vieille garde du PCC, comptant sur le soutien de Deng Xiaoping alors âgé de 83 ans, a maintenu sa fermeté initiale. Le dialogue entre les médias d’Etat et les jeunes manifestants a vite atteint ses limites. L'une des revendications des étudiants était justement la liberté de la presse. Des journalistes ont rejoint le mouvement, annonçant une grande purge qui a conduit plusieurs d'entre eux, notamment Wang Juntao, en prison. Après le massacre du 4 juin, plusieurs journalistes chinois basés à l'étranger ont fait défection, montrant à quel point existait un mouvement favorable aux manifestations au sein de la presse. Depuis, plusieurs journalistes, notamment Shi Tao, ont été arrêtés pour avoir évoqué le mouvement de juin 1989. 1er septembre 1997 : lancement du quotidien Nanfang Dushibao au ton indépendant Dans la province de Guangdong (sud de la Chine), la pression gouvernementale est moindre. Salué pour son ton indépendant qui détonnait de la rhétorique ennuyeuse des médias officiels, le Nanfang Dushibao a pu assumer le rôle normalement dévolu aux journalistes de « watchdogs », à l’affût des scandales qui ont émaillé le développement à marche forcée de la Chine. Le journal, régulièrement "purgé" par les autorités, s'est fait une spécialité de dénoncer les officiels des provinces voisines. Le succès du Nanfang Dushibao a témoigné du désir des Chinois de lire des articles plus piquants, plus agressifs. Dans son sillage, de nouveaux titres sont apparus. La rédaction du Nanfang Dushibao a écrit l'une des plus belles pages du rôle crucial de la presse en Chine. En 2003, un jeune designer, Sun Zhigang, est arrêté par la police dans la province de Guangdong pour défaut de présentation de son permis de résidence. Trois jours plus tard, il est retrouvé mort. Les autorités locales ont cherché à étouffer l’affaire, mais sous la pression du Nanfang Dushibao et des internautes, les policiers ont été arrêtés et la loi sur les permis de résidence a été révisée. Toutefois, l’éditeur audacieux a été emprisonné. Mars 2003 : Internet rend l’étouffement des affaires plus difficile Internet, encore tâtonnant au début des années 2000, se révèle être dès 2003 un outil majeur pour révéler des affaires et exercer une pression sur les gouvernements provinciaux ou central. Lors de l’affaire du SRAS, en mars 2003, la censure imposée par les autorités s’est révélée anachronique. Après quelques articles de journaux locaux faisant état de morts inexpliquées, les autorités centrales ont imposé un silence médiatique, aggravant de fait la situation et la dangerosité du SRAS. Malgré les alertes de l'OMS et le travail de la presse de Hong Kong, les autorités ont continué de censurer les médias chinois alors que le monde entier s’inquiétait de la pandémie. Depuis, Internet a démontré des milliers fois que la circulation de l'information est d'une importance vitale pour le développement de la démocratie et l'amélioration des conditions de vie en Chine. Après soixante ans de censure, la presse chinoise mérite l'indépendance. Nous appelons à la fin du contrôle des médias par le Département de la propagande, l'Administration générale de la presse et des publications et l'Administration d'Etat de la radio, du cinéma et de la télévision.
Publié le
Updated on 20.01.2016