14 ans de prison pour deux journalistes inculpés de "terrorisme"

Une semaine après avoir été reconnus coupables de "participation à une organisation terroriste et préparation d'une attaque terroriste", les deux journalistes éthiopiens Reyot Alemu, éditorialiste pour l'hebdomadaire en amharique Fitih, et Woubeshet Taye, directeur adjoint de l'hebdomadaire en amharique Awramba Times – lequel a cessé de paraître – ont été condamnés, le 26 janvier 2012, à 14 ans de prison ferme. "L'obstination de la justice éthiopienne à appliquer avec la plus grande fermeté la loi antiterroriste, alors même qu'elle est accusée d'empiéter sur les libertés garanties par la Constitution, est incompréhensible. De même que celle de reconnaître coupables des journalistes dont il n'a pas été prouvé qu'ils aient fait quoi que ce soit d'autre qu'être en contact avec des personnalités de l'opposition", a déclaré Reporters sans frontières. L'organisation estime que des preuves irréfutables de leur culpabilité, nécessaires pour les reconnaître comme des criminels, n'ont pas été fournies par le procureur. "Ces peines de prison sont navrantes et nuisent gravement à l'image de l'Ethiopie. Nous espérons vivement que cette affaire sera revue en appel. Reyot Alemu et Woubeshet Taye ne sont pas des criminels, ils doivent être libérés", a conclu Reporters sans frontières. L'organisation vient d'effectuer une mission d'enquête en Ethiopie, du 9 au 12 janvier 2012. Ci-dessous, plus d'informations sur Reyot Alemu et Woubeshet Taye, ainsi que sur l'état de la liberté de la presse en Ethiopie. ------- 24.01.12 - "Les journalistes ne sont pas des terroristes" Alors que deux journalistes suédois ont écopé, le 29 décembre 2011, à Addis-Abeba, d'une peine de onze ans de prison pour "entrée illégale sur le territoire éthiopien" et "soutien au terrorisme", Reporters sans frontières a effectué une mission en Ethiopie du 9 au 12 janvier 2012. Le reporter Martin Schibbye et le photographe Johan Persson, de l'agence Kontinent, ont décidé le 10 janvier 2012, lorsque Reporters sans frontières se trouvait à Addis-Abeba, de ne pas faire appel et ont annoncé qu'ils demanderaient une grâce présidentielle. "Il y a en Ethiopie une longue tradition de grâces et de pardons et nous avons choisi de nous en remettre à cette tradition", ont déclaré les deux Suédois depuis la prison de Kality, dans la capitale éthiopienne. ”Johan Persson et Martin Schibbye ont été arrêtés en compagnie de combattants de l'ONLF, mais n'ont jamais soutenu le terrorisme. Ils se sont rendus en Ogaden en mission journalistique. Nous sommes désormais entrés dans une nouvelle phase – celle de la négociation politique – et nous espérons que les autorités éthiopiennes, le National Pardon Board et toutes les parties impliquées parviendront à s'entendre pour que les deux journalistes soient relâchés dans les meilleurs délais", a déclaré Reporters sans frontières. L'organisation a profité de son séjour sur place pour observer le niveau actuel de liberté de la presse dans le pays et évaluer les conditions de travail des journalistes éthiopiens. Le 19 janvier, plusieurs d'entre eux ont été reconnus coupables de "terrorisme". Un arsenal législatif liberticide, des espaces d'expression qui s'amenuisent Même si les dernières années ont été marquées par un climat tendu entre le pouvoir d'un côté et la presse privée de l'autre, ainsi que par une surveillance des journalistes les plus critiques, l'organisation reconnaît qu'il existe en Ethiopie un espace pour la liberté d'expression. Addis Zemen, en amharique, et le Ethiopian Herald, en anglais, sont les deux quotidiens publics. Existent également plusieurs titres privés comme Reporter, Addis Admas, Sendek, Mesenazeria, Fitih, en amharique, ou The Reporter et The Daily Monitor, en anglais. La presse privée est volontiers critique des politiques gouvernementales, même parfois provocatrice. Mais Reporters sans frontières constate depuis un moment une réduction de la liberté d'expression en Ethiopie. Deux hebdomadaires en amharique, Addis Neger et Awramba Times, ont cessé de paraître depuis que les journalistes qui les animaient se sont résolus à fuir le pays, en décembre 2009 pour le premier et en novembre 2011 pour le second. Les observations et les entretiens que l'organisation a menés sur place ont confirmé cette situation. Le pays s'est doté au cours des trois dernières années de lois – sur la société civile, sur la lutte antiterroriste, etc. – accusées d'empiéter sur les droits pourtant garantis par la Constitution éthiopienne. C'est en partie cet arsenal législatif qui a pour conséquence directe de réduire l'espace démocratique et la liberté d'expression. Sujets tabous et exercice du journalisme Interrogé par Reporters sans frontières, un journaliste éthiopien travaillant pour un hebdomadaire a expliqué sous couvert d'anonymat : "Il existe des lignes rouges que nous ne pouvons pas franchir quand nous couvrons des sujets d'actualité. Par exemple, il y a quelques jours, le Front de Libération Oromo (Oromo Liberation Front - OLF), un mouvement longtemps sécessionniste, a annoncé sur un site Internet basé à l'étranger qu'il abandonnait l'idée de demander son autonomie. C'est une information importante pour l'Ethiopie, mais nous ne pouvons pas la couvrir dans la presse locale car parler de l'OLF – une organisation qualifiée de "terroriste" par les autorités – peut vous exposer à une arrestation." "On ne peut plus non plus publier les opinions de certaines personnes. Le journaliste Mesfin Negash par exemple, d'Addis Neger, est poursuivi pour 'terrorisme'. Comme il est en exil, il peut encore écrire des articles et les proposer à certains journaux en Ethiopie. Mais qui va prendre le risque de le publier? Vous pourriez immédiatement être inquiété et poursuivi. La loi vous l'interdit, il s'agit donc d'une censure indirecte", a-t-il ajouté. Reporters sans frontières est préoccupée par le fait que lorsque des journalistes de la presse privée persistent dans leurs virulentes critiques contre l'Etat, il leur arrive d'être visés ensuite par des campagnes d'accusation ou de dénigrement dans les médias publics ou proches du gouvernement. L'autocensure généralisée et la crainte d'être arrêté ont parfois contraint des journalistes à l'exil. Après ceux qui avaient fui le pays en décembre 2009, au moins trois d'entre eux sont également partis, en novembre 2011, de peur d’être arrêtés. Il s’agit du célèbre éditorialiste des hebdomadaires Fitih et Awramba Times Abebe Tola, dit "Abe Tokichaw", de son confrère Tesfaye Degu, de Netsanet, et de Dawit Kebede, directeur d’Awramba Times. Plusieurs journalistes éthiopiens accusés de "terrorisme" risquent jusqu'à la peine de mort En août 2011, Reporters sans frontières avait écrit au Premier ministre, Meles Zenawi, pour lui demander d'ouvrir une enquête sur les conditions de détention de deux journalistes, Woubeshet Taye, directeur adjoint de Awramba Times, arrêté le 19 juin et Reyot Alemu, éditorialiste pour Fitih, arrêtée le 21 juin. Cette requête est restée sans réponse. A Addis-Abeba, l'organisation a demandé à l'association "Justice for all, Prison Fellowship Ethiopia" de s'enquérir de leur situation et de travailler avec le gouvernement pour s'assurer qu'ils sont détenus dans de bonnes conditions. Le 19 janvier 2012, un tribunal d'Addis-Abeba a jugé que ces deux journalistes étaient coupables, avec des personnalités d'opposition, de "participation à une organisation terroriste et préparation d'une attaque terroriste". Ils encourent pour ce verdict des peines (au maximum la prison à vie ou la peine de mort), qui seront prononcées ultérieurement. "Des preuves irréfutables de leur implication dans une activité terroriste ont-elles été apportées? Comme l'a montré le procureur, tous les deux ont peut-être été en contact avec des personnalités de l'opposition, ce qui constituait une prise de risque, mais le tribunal aurait pu considérer que cela entrait dans l'exercice de la liberté d'expression. Nous sommes très inquiets à l'idée que ces deux personnes puissent être lourdement punies pour avoir voulu exprimer des opinions", a déclaré Reporters sans frontières. "L'Ethiopie estime que le tribunal n'a fait que suivre la loi, mais cette loi peut bafouer la liberté d'exercer le métier de journaliste que garantit la Constitution. Un journaliste a la responsabilité de fournir au public une information objective. Pour ce faire, il a besoin d'être protégé. En ce sens, aujourd'hui, cette loi ne permet plus de faire du journalisme", a conclu l'organisation.


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Updated on 20.01.2016