Jordanie : un projet de loi sur la cybercriminalité risque d'entraîner un nouveau recul des libertés de la presse
Un projet de loi controversé sur la cybercriminalité, actuellement en discussion au Parlement jordanien, risque de porter atteinte à la liberté d’informer des journalistes. Reporters sans frontières (RSF) s’inquiète de l’impact sur le travail des professionnels de l’information et appelle au rejet de ce texte liberticide.
Avalisé par le gouvernement jordanien, un projet de loi sur la cybercriminalité est en discussion au Parlement du royaume hachémite depuis le 15 juillet dernier. Il criminalise tout accès à Internet pour diffuser des "fausses nouvelles", pour commettre des actes de "diffamation" (article 15) ou encore d’“atteinte à la réputation" (article 16) et “à l'unité nationale” (article 17). Un texte qui s’appliquerait à tous, y compris aux journalistes. Les sanctions comprennent des amendes allant de 20 000 à 50 000 dinars jordaniens (soit entre 25 000 et 63 000 euros), et des peines pouvant aller jusqu'à trois ans d’emprisonnement.
"Ce projet de loi est symptomatique du grave déclin des libertés de la presse en Jordanie. Avec son langage imprécis et son approche punitive, il permet aux procureurs d'exercer un contrôle plus strict sur les médias en ligne et encourage l'autocensure. Nous demandons au Parlement jordanien de rejeter ce texte. Il doit être remplacé par une loi qui protège le droit du public à être informé et non qui menace la liberté de la presse."
Depuis qu’il a été proposé pour la première fois en 2015, ce projet de loi liberticide suscite des inquiétudes parmi les défenseurs de la liberté de la presse dans le pays. Repoussé jusqu’ici, il a subi plusieurs modifications ces dernières années, et revient aujourd’hui devant le Parlement jordanien dans une version considérablement durcie. L'article 17, notamment, menace de un à trois ans de prison et d'une lourde amende "quiconque utilise [...] Internet ou les réseaux sociaux pour publier tout ce qui peut attiser les conflits, [...] porter atteinte à l'unité nationale, inciter à la haine, appeler à la violence ou la justifier, ou exprimer du mépris pour les religions.” Un article qui pourrait être sujet à des interprétations larges et donc être utilisé contre les journalistes.
Rejetant “toute atteinte à la liberté de la presse”, le Syndicat des journalistes jordaniens critique ce projet de loi et appelle à sa révision radicale, dans un communiqué publié le 16 juillet. Si le porte-parole du gouvernement, Faisal al-Shaboul a assuré que les journalistes étaient protégés par les lois relatives aux médias, les lois qui réglementent la presse en Jordanie, notamment la loi sur la presse et les publications, la loi sur les médias audiovisuels et la loi sur la liberté d'information (l'une des premières dans la région) entravent déjà largement le travail des médias et des journalistes.
Censure et ordres-bâillons
Ce projet de loi intervient dans un climat préoccupant. Le royaume hachémite a reculé de 26 rangs dans le Classement de la liberté de la presse de RSF de 2023 : l'une des plus importantes chutes dans la région. Au cours des derniers mois, la censure et les ordres-bâillons se sont multipliés. Le 6 juillet dernier, les autorités ont bloqué arbitrairement l'accès au site d'information satirique très populaire Al-Hudood, fondé en 2013. Aucune raison officielle n'a été donnée, mais cette censure est intervenue après que le site d’information ait couvert le mariage du prince jordanien.
Cinq interdictions de publier ont été ordonnées par le pouvoir jordanien au cours de l’année 2022 pour étouffer des reportages sur des meurtres et des scandales de corruption. Le 23 juin 2022, le procureur général d’Amman avait notamment interdit aux journalistes de couvrir le meurtre d’une étudiante à l’université. Trois mois plus tard, il avait interdit la couverture de l'affaire “Al-Hawatmeh Leaks”, dévoilant des enregistrements audio de l'ancien directeur de la sécurité publique, Hussein Al-Hawatmeh, admettant des faits de corruption. En invoquant l’article 255 du Code pénal jordanien ou l’article 39 de la loi sur la presse et les publications, les juges peuvent interdire “toute publication en rapport avec une affaire ou un crime en cours d’investigation”.
Autocensure croissante
Bien qu'aucun journaliste ne soit actuellement détenu en Jordanie, un climat d'autocensure croissant entrave de plus en plus le travail des journalistes. Quand des grèves des employés des transports publics contre l'augmentation du prix du carburant ont secoué diverses régions du pays entre le 5 et le 17 décembre 2022, elles ont à peine été couvertes par la presse. À l'exception de quelques articles publiés par les sites d'information indépendants Jo24.net et Roya News, les manifestations ont été soit largement ignorées, soit brièvement mentionnées sous un angle négatif, dans des articles faisant l'apologie du travail du gouvernement.
La loi sur la cybercriminalité risque d'aggraver ce phénomène. Placés sous la menace de plusieurs années d’emprisonnement et d’importantes amendes pour des articles accusés de "perturber l'unité nationale", les journalistes seront nombreux à se demander si leurs publications valent la peine.